Le chant du bonheur.

Introduction à la poésie d’Antoinette Deshoulières

Blâme impensable, éloge impossible

Le rapport de Deshoulières à la lyrique encomiastique est tout aussi complexe que celui qu’elle entretient avec la lyrique amoureuse. Le terrain est ici particulièrement miné. D’une part, Deshoulières ne peut s’abstenir de l’éloge royal, et pour plusieurs raisons :

  • Pour des raisons institutionnelles : privilèges, pensions, passent par l’orbite royale. Son recueil s’adosse à un “Privilège du Roi” (Saint-Germain, 19 juin 1678), matérialité juridique d’une condition d’auteur qui ne peut se passer d’un patronage royal.
  • pour occuper la place d’une grande poétesse, ou d’un grand poète, il lui faut se confronter avec l’une des plus hautes formes de poésie depuis Pindare, Depuis l’Antiquité, chanter les dieux et les princes, c’est tenir la lyre civique ; Deshoulières l’assume, jusqu’à écrire : “je chante… / Ou le Dieu des Guerriers, ou le Dieu des Amans”, double registre où l’officiel coexiste avec l’hédonisme (p. 105).
  • parce qu’elle est engagée dans un face à face avec le roi dont elle attend qu’il reconnaisse son talent, la considérant par là digne de le louer. La consécration passe par le nom du souverain (“Le grand nom de Louis mêlé dans mes ouvrages […] les conduira sans doute à l’immortalité”, p. 99). Même si Deshoulières affecte de revendiquer pour ses vers le statut d’“amusements” salonnards, sous la modestie mondaine se lit le calcul de survie symbolique, exhibé dans une lettre de Fléchier datée de janvier 16891 :

« Je ne doute point que M. le Duc de Montausier n’ait fait connoître au Roi & à Monseigneur le Dauphin, l’honneur qu’ils se feroient de reconnoître celui que vous leur faites en les louant si délicatement. » (Fléchier, janvier 1689)

  • enfin, pour achever son autoportrait d’héritière d’Horace, rivalisant avec Boileau, dont le chef-d’œuvre, à ses propres yeux du moins, était l’Ode sur la prise de Namur. Bref, il lui faut pratiquer le genre encomiastique pour s’afficher en Horace moderne, le poète latin ayant composé des odes pour les grands de son temps, comme Octave ou Mécène. L’éloge est attaché à la construction de la figure auctoriale de Deshoulières : le visage du roi s’entremêle (« mêlé dans mes ouvrages ») à celui de la poétesse dès le seuil du recueil de 1688 : c’est le face-à-face en miroir du roi et de la poétesse qui leur accordera à tous deux la gloire.

Mais comment chanter le « roi de guerre »2 sans renier ses principes et son art, lorsqu’on est épicurienne et pacifiste ? Et lorsque, femme et mère, on peine à comprendre que les hommes aspirent à s’entretuer au champ d’honneur

Les affreux et sanglants combats,
Qui coûtent tant de pleurs aux amantes, aux mères,
Pour les guerriers ont des appas ;
Et la gloire et l’honneur, ces fatales chimères,
Leur font avec plaisir affronter le trépas. 

Par quels détours jouer le jeu de la morale héroïque lorsqu’on aime la paix, et qu’on considère qu’il n’est pas de bien plus précieux que la vie ? Lorsqu’on connaît l’inanité des honneurs, et lorsqu’on sait que la renommée n’est qu’une fumée ? Comment faire servir l’éloge royal à cette esthétique du plaisir mesuré à laquelle on aspire ? Les stratégies mises en œuvre rappellent, par leur complexité, et pour des raisons assez similaires, celles mises au point par La Fontaine, avec des effets assez comparables sur le sort politique du fabuliste-conteur et de la poétesse. Madame Deshoulières, explique Sophie Tonolo

eut toutes les peines du monde par la suite à obtenir une pension du roi, achevant son existence dans un état de très grand dénuement, alors même que ses contemporains célébraient son talent et la faisaient entrer dans le panthéon des auteurs. (p. 9)

Mais pourquoi cette mise à l’écart ? Parce que Deshoulières était une femme ? Ou parce que les modalités de l’éloge royal n’ont pas plu au souverain  ? Au demeurant, ces deux causes s’excluent-elles, ou se renforcent-elles ? C’est ce que nous allons nous demander dans les prochains billets.

  1. Lettre du 10 janvier 1689, Œuvres complètes de Messire Fléchier évêque de Nîmes, tome V, partie II, Nîmes, Beaume, 1782, p. 356, cité par V. Schröder, « La place du roi », art. cit. []
  2. Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, nouvelle édition, 2021. []