Le chant du bonheur.

Introduction à la poésie d’Antoinette Deshoulières

« La précieuse Astrée » (p. 167). Deshoulières et le rêve pastoral

La poétesse ne nourrit pas seulement une nostalgie pour la Chambre bleue : elle regrette aussi le bon vieux temps d’Honoré d’Urfé, et il est temps de tâcher d’en comprendre la raison.

I. Idylles, églogues, bucoliques. De Théocrite à Honoré d’Urfé

Je ne rappellerai que brièvement les origines, la nature et les enjeux de la forme pastorale, qui occupa une place tellement essentielle dans l’imaginaire et la culture de la Renaissance et de l’Ancien Régime.1 .

Née en Grèce avec Théocrite (IIIᵉ s. av. J.-C.), la pastorale se définit d’abord comme une poétique artificielle d’urbains ultra-raffinés mettant en scène des bergers de fantaisie aussi éloignés que possible de la réalité des champs. Les idylles mettent en scène des dialogues entre bergers, des joutes chantées sur fond de décor campagnard. On y devise d’amour, d’envie ou de gloire. Les Idylles vont fixer pour toujours les principaux éléments du code pastoral : l’onomastique des pasteurs, les chants alternés, le locus amoenus ombragé. Elles n’évitent pas toute rusticité : la 5e idylle met en scène la joute de deux bergers chanteurs et évoque les « peaux de bouc qui puent » et l’accouplement entre bélier et brebis.

ἦ μὰν ἀρνακίδας τε καὶ εἴρια τῆδε πατησεῖς,
αἴκ᾽ ἔνθῃς, ὕπνω μαλακώτερα· ταὶ δὲ τραγεῖαι
ταὶ παρὰ τὶν ὄσδοντι κακώτερον ἢ τύ περ ὄσδεις

C’est à dire :

Oui, certes, ici tu fouleras des peaux d’agneau et des toisons, si tu entres, (elles sont) plus douces pour le sommeil ; mais les peaux de bouc près de toi puent davantage que toi-même.

Le Dictionnaire de Furetière donne de l’idylle la définition suivante :

Petit Poëme esgayé qui contient des descriptions ou narrations de quelques adventures agreables. Theocrite a fait des Idylles. les Italiens ont ramené l’usage des Idylles. Rampale a fait d’excellens Idylles de la Nymphe Salmacis, d’Europe ravie, &c. qui sont imitez du Preli Italien. Ce mot vient du Grec edyllion, d’eidos, figure, representation. Le propre de la Poësie est de representer vivement les choses. D’autres disent que ce mot vient d’eidos, entant qu’il signifie espece ; & qu’on appelle eidyllia des Poëmes de differente sorte.

Au Ier siècle avant J.-C., Virgile héritera de cette forme alexandrine dans ses Bucoliques, composées d’églogues, et s’en servira à son tour pour idéaliser une vie simple, délivrée des complications de la cité. Ses poèmes seront débarrassés des inconvenances de son prédécesseur grec, mais non dépourvus de badinage érotique (« Malo me Galatea petit, lasciva puella, « c’est Galatée qui me cherche, c’est une fillette enjouée », voire « folâtre » ou même « libertine »). Le Dictionnaire de Furetière (1690) ne distingue guère l’églogue de l’idylle : l’égloque, explique-t-il, est une « espece de Poësie Pastorale, où on introduit des Bergers qui s’entretiennent. Les Églogues de Theocrite, de Virgile. »

Le mythe de l’âge d’or, tel qu’Hésiode l’énonce dans les Travaux et les Jours, fournit l’arrière-plan anthropologique du genre : le monde pastoral se confond peu à peu avec un temps mythique paradisiaque, lorsqu’un printemps éternel régnait sur un monde sans labeur ni violence, livrant sans effort aux hommes les fruits de la terre. Ce paradigme de l’aisance primitive irrigue la pastorale antique puis renaissante ; il sera orchestré avec une hauteur inégalée par Virgile dans la IVe  églogue : le poète y promet le retour de l’âge d’or par la grâce de la naissance d’un enfant. Ce poème, sommet des Bucoliques, est assurément l’un des textes de référence essentiels à Deshoulières qui y voit, avec toute son époque, un hymne à l’espoir, à la paix, à la concorde et au renouveau.

Ultima Cumaei venit jam carminis aetas ;
Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo.
Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna ;
Jam nova progenies caelo demittitur alto.

Les Temps sont révolus qu’a prédits la Sibylle :
Les siècles, dans leur course immuable et tranquille,
A leur point de départ sont enfin revenus,
Et le dernier de tous, l’Age de fer, n’est plus.
Déjà revient Saturne, et la Vierge immortelle
Abandonnant les cieux reparaît parmi nous ;
Et les dieux, des humains cessant d’être jaloux,
Envoient sur notre Terre une race nouvelle. (trad. Henri Laignoux, 1939)

La pastorale tomba en oubli au Moyen-Âge, avant d’être ressuscitée à la Renaissance. En Italie, Sannazar compose l’Arcadie (1504), premier roman pastoral, mêlant prose et vers et installant un modèle européen ; Le Tasse fonde la pastorale dramatique avec l’Aminte (1573). Les œuvres ne tardent pas à fleurir, en particulier en Italie (Guarini, Il pastor fido, 1590) et en Espagne (Montemayor, La Diana, 1559). Ces textes, souvent colorés de néoplatonisme, rencontrent un vif succès dans les cours brillantes de la fin du XVIe siècle, où ils séduisent courtisans et lettrés.

La France allait à son tour, mais quelques années plus tard, donner un chef-d’œuvre dans le genre pastoral : L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1627).2 . L’Astrée hérite des conventions pastorales et les déplace, pour transformer le genre en roman de la parole, creuset où dialogues, lettres, poèmes composent une véritable utopie d’otium conversationnel. Les bergers y jouissent d’un privilège géographique : ils habitent « auprès de l’ancienne ville de Lyon […], un pays nommé Forez, qui, en sa petitesse, contient ce qu’il y a de plus rare au reste des Gaules », parcouru par le fleuve Lignon, si « fertile » qu’il laisse à ses habitants le loisir de bavarder sans limites. L’Astrée, qui dissèque les « différents effets de l’honnête amitié », servit de laboratoire où se précisèrent grilles d’interprétation du sentiment, codes de conduite, figures d’identification, matériaux et prétextes d’écriture dont devait se nourrir se nourriront la culture mondaine dans les années qui suivirent immédiatement la publication du livre. La Chambre bleue, si matricielle pour Deshoulières, ouvre ses portes (1608) l’année qui suit la publication de la première partie de L’Astrée (1607). Cette coïncidence chronologique contribue à expliquer l’impact décisif de L’Astrée sur la sociabilité galante du XVIIᵉ siècle : l’agrégation de voix et de cadres d’énonciation y prime sur l’action, ce qui explique la fascination durable des mondains pour ce roman et son imaginaire. L’Arcadie française offrit très vite une pédagogie de la civilité, une scénographie d’affects et une économie du loisir, autant d’éléments qui passeront plus tard, via le Mercure galant et les salons, dans ces formes brèves où excellera Deshoulières.

Dans ce contexte, choisir l’églogue ou l’idylle, c’est se mesurer aux Anciens, en particulier à Théocrite et Virgile, par les formes mêmes qu’ils ont canonisées, tout en empruntant aux renaissances italienne et espagnole leur lexique philosophique de l’amour néoplatonicien et leur art de la civilité. C’est aussi, pour une poétesse comme Deshoulières, latiniste et italianisante, revendiquer une place dans le concert des « grands auteurs » en adoptant la contrainte pastorale, mais pour la plier à une éthique de la mesure et à ce naturalisme discret qui la caractérise, et que la scène bucolique rend dicible sans affectation ni provocation.

Ce faisant, Deshoulières propose une revalorisation de la nature, comme cosmos matériel mais organisé par l’amour, contre les progrès d’un rationalisme qui, bien que sous-tendu par une métaphysique, tend à réduire le réel à un jeu de forces mécaniques, c’est-à-dire contre la mise en place de ce que Philippe Descola appelle « l’ontologie naturaliste »3 . C’est cette ligne d’interprétation, qui voit la pastorale comme dispositif d’énonciation à visée éthique et philosophique plutôt que simple décor convenu ou mièvre, qui  nous guidera dans les lignes qui suivent.

II. La convention pastorale : un horizon et un idéal

La pastorale chez Deshoulières met en scène une persona modulable par les prénoms codés du répertoire bucolique. Les Damon et autres Amaryllis servent de masques pragmatiques au poète ou à ses destinataires, qui se trouvent ainsi intégrés dans un jeu codé immédiatement reconnaissable. Ainsi, dans la grande scène dialoguée de l’églogue « A Monsieur d’Audiffret » (p. 360), Daphnis et Lisidor exhibent le théâtre pastoral de la confidence et du conseil, avec les variables du dépit, de la jalousie, et de la consolation des « doux entretiens ».

Daphnis, le beau Daphnis, l’honneur de ces Hameaux
Qui dans la tranquille Ausonie
De Pan conduisait les Troupeaux,
Accablé sur ces bords d’une peine infinie
Négligeait ses moutons, brisait ses chalumeaux.

Si l’on ajoute la « panetière », le « chien » et la « houlette », nous trouvons ramassés tous les attributs canoniques du berger de tragi-comédie pastorale. On pourrait voir dans le choix de ces noms la simple reprise de conventions convenues, mais en réalité, l’onomastique n’est pas cliché : elle codifie un ethos pastoral fondé sur le respect, la rusticité élégante et pacifique, la valeur accordée à l’art et à la parole, mais aussi à l’échange de dons, à la civilité courtoise et à l’idéal d’honnêteté, sur fond bien sûr d’affection et d’amour tendres et fidèles. Lysidor est « enjoué » (« L’enjoué Lysidor »), compatissant, encourageant, prodiguant un « tendre reproche » à celui dont la conversation (« doux entretien ») causait naguère tant de plaisir (« avait su lui plaire ») : les valeurs prêtées à la pastorale précisément les mêmes que celles qui qui prévalent dans la sociabilité des ruelles. La pastorale offre ainsi une vision idéalisée du modèle social recherché dans les ruelles (p. 360-361).

Dans l’atelier lyrique de Deshoulières, la pastorale ne se cantonne pas à l’églogue de pleine page : elle infuse les formes brèves et performatives goûtés dans les cercles mondains, ces airs, chansons, madrigaux, rondeaux, lettres en vers qui semblent parfois ne jouer dans notre volume que des rôles de transition. Dans cette litanie de pièces fourmillant de signaux bucoliques, la pastorale y sert, tour à tour, de décor, de masque énonciatif et de régie pour le dialogue : ( » Triomphez aimable Printemps », p. 259, « L’aimable Printemps fait naître », p. 272, « Suivi des Rossignols, des Zéphyrs, des Amours », p. 302), nous trouvons toute la grammaire saisonnière et sonore de l’Arcadie chantée. L’ « air » fournit le médium privilégié propre à activer ce calendrier pastoral : sa brièveté, sa périodicité strophique et sa destination vocale invitent à une mise en scène collective, où l’auditeur mondain est aussi un exécutant.  Dans « Iris. Eglogue” (p. 159), le cadre végétal (« arbres, vallon, prairies, houlette, chien, moutons, troupeau”, etc.), la distribution des rôles (Iris, Tircis, Daphné) et la présence des accessoires emblématiques (« sa musette, ses Pipeaux ») condensent tout un dispositif de jeu : l’églogue se fait dialogue adressé aux “bocages”, scène pastorale en miniature selon une scénographie topique, déclenché par un arsenal d’attributs conventionnels. Quant à l’épître « Proche des bords de Lignon », elle reprend à son compte tout le répertoire urféen : Lignon, Naïades, Zéphyr, bergers « sous les Ormeaux » et jeux d’échos, c’est-à-dire tout ce décor d’une Arcadie civilisée. La poétesse n’ignore rien du caractère convenu de ces descriptions, dont elle joue dans la lettre « Sur les bords de Lignon » : elle s’y met en scène, subissant l’influence du paysage jusqu’à laisser malgré elle son cœur s’ouvrir et se mettre à la disposition de l’amour ; « entre nous j’ai bien peur, / De ce qu’on nomme langueur » (p. 167, v. 18). On sait également qu’un refrain comme « Revenez, charmante verdure » (p. 241) circule dès la fin du siècle ; sa présence dans les tables des recueils, accompagnée de partitions, confirme son statut de marqueur pastoral immédiatement reconnaissable dans l’horizon d’attente mondain4 . Autrement dit, Deshoulières pratique la pastorale parce qu’elle sait que son public apprécie le genre.

A. Pastorale et idéal de la conversation

Chez Deshoulières, la pastorale n’est pas un simple décor bucolique : c’est une machine d’énonciation qui met en scène des voix réglées par l’otium, le locus amoenus et le code galant. L’Arcadie n’est pas une fuite : c’est un modèle et un idéal, et pour ainsi dire un  laboratoire de pragmatique mondaine où la poétesse se trouve libre de tester des voix, des registres et des postures, dans le droit fil de cette utopie de bavardage que fut autrefois L’Astrée. Le rondeau « Taisez-vous, tendres mouvements » (p. 169) est exemplaire du déplacement galant de l’érotique pastorale : la plainte et l’injonction y sont relayées par le masque du berger, qui permet de dire le trouble et d’en jouer sans gravité tragique. L’aspect conversationnel et galant est aisément perceptible aussi dans l’églogue « A Monsieur d’Audiffret » (p. 360), dramaturgie du badinage où le dialogue pastoral sert de machine à transformer la plainte en casuistique du désir, au plus près des mécanismes d’une conversation mondaine pastichant le théâtre pastoral

Mais que nous veut Timandre ? il s’approche de nous.
Venez-vous demander secours contre les loups ?

Timandre

Non, je viens apporter une heureuse nouvelle… (p. 364, v. 113 sqq.)

Le dialogue aménage la joute des maximes sentimentales, à la manière des échanges salonniers. Ces pièces mettent en évidence l’existence d’une pastorale mondaine vers laquelle converge les idéaux de la ruelle. L’orientation dialogique, perceptible dans l’églogue « A Monsieur d’Audiffret »,  éclaire la manière dont Deshoulières fait de la pastorale moins un tableau qu’un dispositif de conversation réglé par des refrains, des entrées de rôle, des accessoires, en parfaite harmonie avec les pratiques du milieu où son œuvre s’inscrit.

B. La pastorale apprivoisée

Cette fidélité à l’héritage urféen n’est pas pour autant synonyme de paresse. Pour accommoder la pastorale à sa poétique et à son éthique, la poétesse est conduite à lui faire subir une série de déplacements.

1. La miniaturisation

Ce premier déplacement est formel. L’utopie dilatée du roman aux longues histoires imbriquées avec des rebondissements se condense en expériences de voix ramassées dans des formes brèves, madrigaux, airs et chansons parfois très courts, limités à quelques vers. Au demeurant, les pièces lyriques faisaient partie intégrante du roman d’Honoré d’Urfé et entrecoupaient volontiers le récit, à la manière d’une comédie musicale, mais ici, seuls subsistent ces pièces détachées d’une histoire réduite à une trame scénaristique convenue donc aisément reconnaissable. Deshoulières nous donne des fragments pastoraux à fredonner, détachés d’un ensemble inexistant, mais qu’il est facile de resituer : la chanson LXXXVII (p. 252) mentionne Silvandre, l’un des protagonistes de L’Astrée, et l’air XCV, p. 270 rappelle les insensibles du roman pastoral, l’on songe cette fois à Diane. Dans ce régime de la brièveté et du fragmentaire, qui correspond si bien au goût de toute l’époque, la micro-scène remplace le vaste récit : un seul vocatif, quelques emblèmes suffisent à faire surgir non seulement une Arcadie, mais des situations romanesques et dramatiques topiques. Quelques mots suffisent à susciter un imaginaire et des histoires. Une telle technique repose bien sûr entièrement sur la parfaite connaissance du corpus pastoral et de ses tropes par le public mondain : la connivence est, une fois de plus, au principe de l’efficacité de ce type de dispositif poétique.

2. Une renaturalisation de la nature au nom d’une profession de foi épicurienne.

Bien au-delà du simple code qu’on respecte pour flatter le public amateur de bergeries, l’adoption de la pastorale par Deshoulières correspond au choix d’une forme idéale pour une poétesse soucieuse de promouvoir un art de vivre fondé sur un credo épicurien naturaliste. Pour l’élève de Dehénaut et la pasticheuse du De Natura rerum, la nature ne saurait être seulement un décor mièvre : d’après Epicure, dont les thèses furent mises en vers par Lucrèce, la Nature est un assemblage d’atomes agglutinés par hasard et par nécessité, en vertu de l’angle d’un mystérieux clinamen, déviation spontanée qui incline les particules dans le vide et les conduit à s’accrocher les unes aux autres, de manière à fabriquer le monde qui nous entoure. Dans cette perspective, suspecte aux chrétiens parce que l’humain n’y constitue pas un telos, il existe une force qui fait tenir ce monde assemblé par le caprice de l’aléatoire : c’est l’amour, principe d’harmonie célébré dans l’hymne à Vénus de Lucrèce traduite par Dehénault. Deshoulières a bien compris la leçon de son maître : sa poétique (autour de la Nature, de la tendresse, et des plaisirs doux) constitue le lieu d’énonciation le plus cohérent de sa profession de foi épicurienne.

a. La Nature comme norme

La pastorale n’est pas, chez Deshoulières, un simple décor charmant : elle fonctionne comme principe normatif. Dans les idylles de paysage, la Nature n’est pas seulement décrite : elle corrige les fictions sociales et réordonne les affects. La leçon du cours d’eau (sa pente régulière, sa transparence, sa franchise) met à nu, par contraste, l’opacité de la Cour (son mensonge, ses déguisements, le « bruit » de la gloire). « Les Fleurs » condensent la même éthique : elles offrent le paradigme d’un éclat bref mais sans amertume, parce que conforme aux lois du vivant (naître, briller, dépérir), et non aux illusions de durée auxquelles s’abandonnent les humains. Autrement dit : comprendre la Nature, c’est déjà apprendre à consentir à sa loi.

Cette position recoupe point par point le geste fondateur d’Épicure et de Lucrèce. La Lettre à Ménécée fait de la phýsis la référence suprême qui dissipe les peurs vaines ; le poème de Lucrèce (De rerum natura) s’ouvre, non par hasard, sous l’invocation à Vénus (hominum divomque voluptas), où la jouissance du monde naturel devient le foyer d’une cosmologie sans transcendance punitive. La Nature y est à la fois descriptive et normative : elle délivre des simulacres et rend possible l’ataraxie. Deshoulières transpose ce ‘réalisme de Nature » en scènes sensibles de petit format (idylle, églogue moderne, chanson) : au lieu d’argumenter en philosophe, elle fait éprouver dans l’ordre du sensible l’ajustement serein d’une existence au cours des choses, ce qui, chez une poétesse qui n’écrit pas de traité, vaut doctrine.

b. Cadre champêtre et sobriété des désirs

Le cœur épicurien de la pastorale déshouliérienne est l’épuration des désirs, leçon reprise par Gassendi : il s’agit de distinguer les désirs naturels des désirs vains, et substituer à la passion sociale un amour tendre conforme à la Nature. Quel genre mieux que la pastorale est à même de dépeindre le bonheur que goûtent les bergers dans leur simplicité ? Plusieurs pièces posent ce balisage avec une clarté exemplaire. Dans « Les Moutons », le troupeau figure une société délivrée des chimères : point « d’honneur » ni « d’ambition », mais la simple pratique d’un bien-être tranquille et partagé ; dans des lettres en vers ou des idylles de confidence, l’aveu amoureux est délocalisé sous les arbres, dans l’ombre fraîche, avec pour complice la rumeur des eaux et le chant des oiseaux : c’est la Nature, non l’étiquette, qui règle le dire-vrai et autorise la mesure. La syntaxe affective y est toujours la même : de la douceur plutôt que du sublime, du plaisir plutôt que du prestige, de l’équilibre plutôt que de l’« emportement ». On trouve par exemple la mise en scène pastorale de l’eros pacifié dans la Lettre à Madame. L’aveu et la réconciliation sont situés « sous ces ombrages verts… / [avec pour seuls témoins] les Rossignols et Zéphyrs » (p. 475).

Ce scénario poétique s’accorde très exactement avec l’éthique épicurienne telle que la résume Épicure : ne pas multiplier des besoins qui excèdent la Nature, et viser la plénitude sans trouble. Lucrèce, au livre IV de son poème, traite l’amour excessif comme une maladie de l’imagination et en propose une désintoxication ; Deshoulières, sans dureté polémique, réforme l’amour en douceur : elle ne diabolise pas Éros, elle le pacifie, préférant l’amour « tendre » à l’héroïque, et l’installant dans un cadre naturel qui en limite les illusions et en stabilise les plaisirs. Gassendi, dans sa christianisation d’Épicure, fournit précisément ce vocabulaire d’une hédoné mesurée, compatible avec les formes de sociabilité salonnière : l’amour n’est pas une fureur, c’est une habitude heureuse ; le plaisir n’est pas une débauche, c’est un régime. La pastorale constitue pour Deshoulières la forme la plus évidente dans laquelle peut s’incarner sa vision épicurienne.

3. « L’hiver vient-il ». Une pastorale funèbre

La pastorale chez Deshoulières n’est pas synonyme de bluette mièvre et sentimentale. Ses décors champêtres sont peuplés de tombeaux. L’éternel printemps de L’Astrée est congédié au profit du cycle des saisons et de leur retour obstiné. Dans « L’Hiver », le paysage dépouillé, avec ses « prés sans fleurs », et ses « ruisseaux glacés », devient allégorie du vieillissement :  » comme la terre […] l’hiver vient-il, nous les perdons », et l’on voit « un pied dans le tombeau » qui veut encor des maîtresses », mélancolie grinçante qui débusque la persistance des désirs. Même déplacement dans « Le Ruisseau » : sous le flux limpide affleure la leçon sombre (« vous à la mer, nous à la mort ») et un inventaire des passions qui « traînent après soi le trouble, la douleur ». La pastorale devient théâtre critique où la nature rappelle la finitude et où l’humain fabrique ses propres peines. Enfin, jusque dans l’éloge funèbre, Deshoulières garde la scénographie pastorale : « Sur la mort de M. le duc de Montausier » s’ouvre « sur le bord d’un ruisseau paisible » (p. 291), mais c’est pour opposer aux arbres qui « vivent plus que nous » la destinée brève des hommes ; le tombeau y hante les coteaux, et la plainte s’inscrit dans un paysage d’automne. La pastoralité n’a décidément rien de mièvre dans les œuvres à notre programme.

La présence de la mort, de la disparition et de la précarité ne sont en réalité pas si surprenantes dans le genre pastoral. A l’époque de Deshoulières, voici longtemps que la pastorale conjugue, comme l’avers et le revers d’une même médaille, deux visages symétriques, liés tous deux à la figure de Saturne, dieu de l’âge d’or. D’un côté, Saturne protège l’agriculture, la paix,  et les fondations de la société ; de l’autre, il est l’astre sombre de la bile noire, et le maître de la mélancolie, le dieu des ruines et des suicidés. L’ouvrage fondateur de Klibansky-Panofsky-Saxl, Saturne et la mélancolie (op. cit.), est construit sur cette ambivalence : ceux qui sont nés sous le signe de Saturne sont des êtres « divins » ou « bestiaux », « heureux » ou « accablés de la plus profonde douleur ».

Cette bipolarité saturnienne donne précisément à l’âge d’or, royaume de Saturne, sa tonalité double. Dans son essai « Et in Arcadia ego », Panofsky rappelle comment « Arcady came to be universally accepted as an ideal realm of perfect bliss and beauty », mais « surrounded nevertheless with a halo of ‘sweetly sad’ melancholy »5 : le pays de l’agrément est d’emblée cette contrée où le bonheur se teinte de deuil. L’auteur rattache ce mélange au passage d’une Arcadie « réelle » (chez Théocrite) à l’Arcadie virgilienne, qui invente l’ « élégiaque » : le bonheur est vu « à travers la douceur colorée du souvenir », donc déjà menacé. De là naît le motif décisif du « tombeau en Arcadie ». Panofsky en fixe la généalogie : il apparaît pour la première fois chez Virgile, avec la tombe de Daphnis (Églogues V, X), qui institue l’élégiaque pastoral

 Et tumulum facite, et tumulo superaddite carmen
« Daphnis ego in silvis
, hinc hujus ad sidera notus
… »

Élevez-lui un tombeau, et gravez-y ces vers :
« Je fus ce Daphnis connu dans les forêts et jusqu’aux astres… »

Puis, à la Renaissance, Sannazar couvre l’Arcadie d’un voile de malinconia (mélancolie) ;

SELVAGGIO
Per maraviglia più che un sasso induromi,
udendoti parlar sì malinconico,
e ’n dimandarti alquanto rassicuromi.
Qual è colei c’ha ’l petto tanto erronico,
che t’ha fatto cangiar volto e costume?
Dimel, che con altrui mai nol commonico

SELVAGGIO
Par l’étonnement je me durcis plus qu’une pierre,
à t’entendre parler avec tant de mélancolie,
et, en te questionnant, je me rassure un peu.
Qui est celle qui a le cœur si errant (inconstant)
qu’elle t’a fait changer de visage et de conduite ?
Dis-le-moi : à nul autre je ne le confierai. (Arcadie, églogue 1).

Enfin, Le Guerchin donne vers 1621-1623 la première figuration picturale de la mort en Arcadie, avec ses deux emblèmes, le crâne et le tombeau ; plus tard, Poussin en infléchira le sens à travers deux toiles complémentaires sur le même thème de la rencontre inopinée d’un tombeau par des bergers d’Arcadie. Une telle découverte n’est pas un simple saisissement narratif : c’est un scandale de principe, plus criant en Arcadie que partout ailleurs, parce que l’âge d’or pastoral édénique devrait exclure toute négativité ; or la pierre funéraire, surgissant au cœur du locus amoenus, défait l’équation qui liait décor bucolique et félicité. Elle transforme le paysage en rappel de la mort inévitable : au cœur du paradis, la mort s’énonce, à travers l’inscription gravée, le marbre froid et la fixité de la stèle ; la présence du trépas vient requalifier rétroactivement toutes les joies pastorales. Désormais, ces plaisirs humbles apparaissent sous le signe de la vanité : fragiles, vides, précaires. La plénitude de la félicité cède la place à un sentiment de perte. Le tombeau n’ajoute pas une simple note triste à un monde heureux : il vient miner à la racine la promesse d’un bonheur à jamais. Le temps l’emporte sur l’utopie : tel est le le sens de la formule Et in Arcadia ego. La Mort confisque la parole, et colore à jamais de couleur sombre l’idylle qui prétendait s’en protéger. La poétesse installe au cœur du cadre bucolique un memento mori obstiné : dans l’idylle même, le tombeau « empoisonne / les plus agréables plaisirs » (p. 368). Réservons l’explication du Tombeau pour le prochain billet.

Le Guerchin (Giovan Francesco Barbieri, 1591–1666)

Et in Arcadia ego, vers 1618.
Huile sur toile, 78 × 89 cm.
Rome, Gallerie Nazionali d’Arte Antica – Palazzo Barberini, inv. 1440.

Nicolas Poussin (1594–1665). Première version

Les Bergers d’Arcadie (Et in Arcadia Ego), 1627–1628.
Huile sur toile, 97,5 × 72,7 cm.
Devonshire Collection, Chatsworth (Derbyshire).

Nicolas Poussin (1594–1665). Seconde version

Les Bergers d’Arcadie (Et in Arcadia Ego), vers 1638.
Huile sur toile, 85 × 121 cm.
Paris, Musée du Louvre, Département des Peintures, INV 7300 (autre n° : MR 2339).
Actuellement exposé aile Richelieu, niveau 2, salle 825.

  1. Je me permets de renvoyer à mon carnet de recherche Hypothèse sur L’Astrée (astree.hypotheses.org) et à mon introduction à L’Astrée, Saturne aux deux visages. []
  2. Je suis obligé ici d’aller vite : je me permets de vous renvoyer au carnet http://astree.hypotheses.org pour plus de détails. []
  3. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991. Et Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005. []
  4. Livre d’airs de différents auteurs, XXV, Paris, Christophe Ballard, 1682, f. 14v-16, F-Pn/ Rés Vm7 283 [17], Centre de musique baroque de Versailles,  https://omeka.cmbv.fr/files/original/LADDA%201682-11-cat.pdf []
  5. Erwin Panofksy, « Et in Arcadia ego : Poussin and the Elegiac Tradition, » in Meaning in the Visual Arts, New York, Doubleday, 1955, p. 297–98. Une première édition de l’article avait vu le jour dès 1936 sous le titre « Et in Arcadia ego: On the Conception of Transience in Poussin and Watteau », in Philosophy and History, Essays Presented to Ernst Cassirer, Oxford, Clarendon Press, 1936. Trad. fr. dans L’Œuvre d’art et ses significations, trad. Marthe et Bernard Teyssèdre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1969, p. 278-302. []