Le chant du bonheur.

Introduction à la poésie d’Antoinette Deshoulières

  • Antoinette Deshoulières, Poésies

    Paru le 16 octobre

  • Explication : Ode 60. Ou: prière pour demander à Dieu le bon usage de la santé

    Parmi les pièces religieuses du recueil, il en est une qui provoque la surprise du lecteur: l’Ode 60, « Hélas, Seigneur », adressée à Dieu. Cette Ode de 1686-1688, méconnue mais capitale, constitue sans doute le sommet de la veine religieuse chez Deshoulières. Pascal avait composé une « prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies » : Deshoulières semble lui répondre en lui demandant celui de la santé.

    Par son sujet, son destinataire et sa facture, le poème paraît rompre avec la poétique du loisir mondain qui fait l’ordinaire de Deshoulières : point d’enjouement ni d’affection de badinage, aucune scène de sociabilité champêtre, aucune légèreté. Le plus étonnant est que la crainte du châtiment divin, la souffrance et la mort entrevue sont exprimées par une voix intime, personnelle, qui perce comme rarement ailleurs dans le recueil : la  malade, accablée de remèdes inutiles, qui craint le trépas moins pour elle-même que pour sa famille, il est difficile de ne pas l’identifier à celle d’Antoinette Deshoulières frappée par un cancer qui assombrira ses dernières années et la fera périr assez jeune. L’ode se présente comme une prière pénitentielle, tendue entre la colère de Dieu et une demande de guérison, bien loin des pastorales et des agréments de salon, mais toujours en quête des plaisirs modérés. De la fête à la pénitence, le bonheur civique reconfigure la galanterie en psaume pénitentiel, mais adossé à un hédonisme chrétien tempéré, lisible en filigrane. C’est cette articulation (I. une religion mondaine, II. Antoinette pénitente, III. Un épicurisme gassendiste comme principe d’harmonie) que nous mettrons en lumière, afin de montrer que la pièce, loin de constituer une rupture, accorde un poème galant, un psaume de pénitence et l’expression d’une quête philosophico-religieuse : aux antipodes de la Prière sur le bon usage des maladies de Pascal, Deshoulières ose demander à Dieu la santé, comme condition des plaisirs simples de l’existence.

    Mignard, Louis de La Vallière (1644-1710)

    I. Antoinette pénitente

    A. Repentir et contrition

    La pièce prend la forme, unique dans le recueil de 1688, d’une ode pénitentielle, où Deshoulières exprime une contrition sincère et formule une prière de demande. L’expression d’une semblable ferveur, habituelle dans la poésie religieuse, détonne en apparence ici. Dès les premiers vers, la poétesse adopte en effet le ton de l’humilité contrite pour justifier sa requête. Le poème s’ouvre sur une plainte adressée à Dieu : « Hélas, Seigneur, quel est l’effet des remèdes cruels où je me suis livrée !  » (v. 1-3). D’entrée de jeu, l’orante reconnaît que les remèdes humains (ces traitements médicaux « cruels  » auxquels elle s’est soumise) sont sans effet, car le mal qui la frappe relève de la volonté divine : « Non, ton juste courroux n’était pas satisfait  » (v. 4). Elle interprète donc sa maladie comme un châtiment du Ciel lié à ses fautes, selon une perspective qui s’inscrit dans une conception patristique traditionnelle, qui modélise le péché comme analogique du mal physique : « mon ingratitude et mon indolence  » (v. 6) seraient la cause de la colère légitime de Dieu. Nous sommes bien dans un schéma chrétien où l’épreuve physique est l’expression de la justice divine. Deshoulières insiste sur ce point en déclarant : « Tant que tu voudras prendre une pleine vengeance […] À quoi me servira tout le secours humain ?  » (v. 5-8). Tant que Dieu n’a pas recouvré toute sa satisfaction, aucune médecine ni aide terrestre ne pourra la guérir. Cette déclaration exprime une dépendance absolue à l’égard de la grâce divine.

    La première partie du poème (v. 1-30 environ) est ainsi saturée du lexique de la faute et du châtiment. Deshoulières multiplie les aveux de culpabilité : « mes égarements  » (v. 10), « mes erreurs  », « mes crimes  » (v. 73-75). Son insistance sur la légitimité de la punition subie est caractéristique de la vraie contrition selon l’Église : le pénitent reconnaît que Dieu est juste de l’affliger et n’éprouve aucun ressentiment. Deshoulières le formule explicitement au vers 21-24 : « Je n’ai point fait entendre un insolent murmure ; // Avec soumission, Seigneur, je les endure  ». Elle endosse donc ses « cruels travaux  » (v. 19) avec une humble résignation.

    Cette soumission prend une dimension christologique lorsqu’elle rappelle la Passion de Jésus : « Hé ! n’as-tu pas pour moi souffert de plus grands maux ?  » (v. 23-25). L’argument est double : d’une part, elle indique par là qu’aucune de ses souffrances ne saurait égaler celles qu’a subies le Christ pour elle (d’où l’inconvenance de se plaindre) ; d’autre part, elle suggère que ses propres douleurs, endurées « pour toi  » (par amour de Dieu), peuvent participer des souffrances du Christ. Elle évoque le sacrifice rédempteur : « tu t’es livré toi-même au plus honteux trépas  » (v. 13-14) renvoie à la Crucifixion, par laquelle Dieu fait homme s’est offert pour sauver l’humanité en la rachetant (c’est le sens du mot « Rédemption »). En se comparant implicitement au Christ souffrant (« souffrant pour toi », v. 16), l’orante place sa douleur dans une perspective d’imitation du Christ, qui peut évoquer l’Imitatio Christi de Thomas a Kempis, best-seller de la littérature spirituelle depuis le XVe siècle, plusieurs fois traduit en français. Au cœur de la relation avec Dieu, la poétesse place le repentir, propre à « faire tomber les armes » de « la main » de Dieu (v. 7-10). Cette image rappelle l’arsenal biblique des supplications où les larmes désarment la colère divine (on songe au roi Ézéchias pleurant devant Dieu en Isaïe 38:5: « J’ai entendu ta prière, j’ai vu tes larmes. Voici, j’ajouterai à tes jours quinze années », etc.).

    En fin de parcours (v. 71-80), l’ode revient à l’expression de l’humilité et de la culpabilité. Deshoulières assure n’être pas venue vers Dieu « sur de fausses maximes excuser [ses] erreurs, ni rejeter [ses] crimes sur la faiblesse humaine et le pouvoir des sens  » (v. 72-76). Autrement dit, elle refuse les faux-fuyants et les rationalisations. Elle assume entièrement sa faute, reconnaissant que même si l’être humain est faible par nature, sa misère ne saurait suffire à justifier ses péchés. Sans entrer dans les querelles sur la grâce, la poétesse adopte une position de responsabilité personnelle : « Mon cœur est pénétré d’un remords véritable, je m’avoue à tes yeux infiniment coupable  » (v. 75-78). C’est là le cœur de la contrition : l’aveu sincère et sans réserve, préalable à l’obtention du « secours » divin.

    Deshoulières apparaît dans cette pièce comme une Madeleine repentante, la pécheresse pardonnée par amour, dont la peinture et la poésie du temps ont donné d’innombrables représentations. Plusieurs indices (les larmes, l’amour intense pour le Sauveur, la mention des plaisirs trompeurs du monde) font écho à cette figure. Antoinette pénitente adopte l’éthos de cette lignée d’âmes qui reviennent à Dieu après avoir goûté aux vanités terrestres, et dont Louis de La Vallière, retirée au couvent après avoir été pendant quatre ans la maîtresse du roi, avait récemment donné un retentissant exemple. Mais, particularité notable, Deshoulières évite tout dolorisme et toute autoflagellation outrancière : elle admet l’ingratitude et l’indolence, non la débauche ou le sacrilège. C’est du péché mondain le plus courant dont elle s’accuse, et contre lequel tonnaient prédicateurs et moralistes : la tiédeur, condamnée par saint Jean pour sa gravité réelle sous son apparence inoffensive (Apocalypse, 3, 16).

    B. Un contrat avec le Ciel

    Une des caractéristiques les plus frappantes de cette ode est son fonctionnement comme une sorte de négociation réglée entre la poétesse et Dieu. Cette idée de contrat avec le Ciel peut étonner le lecteur moderne, mais elle est en réalité conforme à certaines logiques scripturaires et théologiques. Les patriarches marchandent volontiers avec Dieu, ainsi Abraham négociant pour Sodome. Deshoulières s’inscrit dans cette veine en proposant un échange : la vie sauve contre une conversion totale de sa part.

    Concrètement, la poétesse structure son poème en une série d’arguments et de contreparties. On peut y discerner un plan rhétorique implicite : d’abord l’exorde (v. 1-10) qui attire la bienveillance de Dieu par l’aveu de souffrance et la demande de grâce ; puis l’exposé (v. 11-30) où elle détaille sa situation (maladie, soumission, compréhension du sens de l’épreuve) ; ensuite le nœud de la négociation (v. 31-60), c’est-à-dire sa demande de prolongation de vie et les conditions qu’elle s’engage à respecter ; enfin une péroraison (v. 61-80) où elle renforce son engagement et rappelle à Dieu sa promesse de pardonner au repentir. Cette rhétorique classique de l’argumentation est étonnamment présente sous la surface de l’effusion lyrique. Deshoulières, habile oratrice, sait qu’il faut donner à Dieu des raisons d’accéder à sa prière, tout en restant humble.

    L’un des volets de la négociation concerne la temporalité. La poétesse met en avant qu’elle ne veut pas attendre l’extrême fin de sa vie pour se tourner vers Dieu : « Loin de suivre un chemin qu’on me montre sans cesse, je n’attends pas, Seigneur, qu’une froide vieillesse ne me laisse à t’offrir que ces chagrins divers  » (v. 63-67). Ici, elle se démarque vivement de ces convertis de la dernière heure qui, dit-elle avec une pointe de critique, « ne te doivent que la fin de leurs jours  » (v. 55) et « encore est-ce à regret qu’en ces instants funestes on te donne les affreux restes d’une vie employée à t’offenser toujours  » (v. 57-60). Deshoulières juge sévèrement ces hypocrites tardifs qui, ayant épuisé toutes les jouissances de la vie, se tournent vers Dieu uniquement quand ils n’ont plus rien d’autre. Une telle attitude est non seulement méprisable, mais illusoire, car on ne trompe pas Dieu (v. 61-64). Elle-même, au contraire, déclare offrir à Dieu le meilleur de son temps. « Encore dans ces beaux jours où l’Automne commence… mes yeux se sont ouverts  » (v. 68-70) : dès l’entrée de l’automne de sa vie (donc avant l’hiver de la vieillesse), elle revient à Dieu. Autrement dit, alors qu’elle est encore en possession de ses moyens, dans la maturité, elle fait le choix de la conversion. Elle insiste : « Je te demande à vivre [quelque temps de plus], exauce ma tendresse  » (v. 35). Ce quelque temps n’est pas l’immortalité, juste un sursis. L’idéal de modération ne cesse pas de la guider : elle cherche seulement à obtenir assez de vie pour accomplir sa résolution de sainteté. En promettant une dévotion sincère immédiate et non différée, elle donne à Dieu une raison de la préférer à d’autres. Dieu « a tout intérêt  » (si l’on ose dire) à lui accorder la vie sauve, puisqu’elle est résolue à employer cette vie pour Lui et non pour retourner aux vanités : elle n’abusera pas du don divin de la santé.

    Un autre volet du contrat concerne les conditions morales que Deshoulières s’engage à respecter. Elle énonce de façon très précise les clauses de son changement de vie, comme on listerait des conditions dans un pacte. Après avoir demandé la santé (« redonne la santé à ce coupable corps  », v. 40), elle ajoute immédiatement : « Mais en remplissant mes souhaits, donne-moi tant d’amour, tant de foi, tant de force, que le monde pour moi n’ait qu’une vaine amorce, et que de ma santé je n’abuse jamais.  » (v. 41-44). Le « mais  » indique bien qu’elle pose une condition à elle-même en recevant le don de Dieu. Elle ne veut pas que la satisfaction de ses « souhaits » (vivre) devienne pour elle une occasion de rechute. Elle implore donc en même temps les vertus nécessaires pour ne pas abuser de la grâce obtenue. C’est là une offre de garantie faite à Dieu : « Accorde-moi la vie, et en échange donne-moi la force morale d’en faire bon usage.  » Elle va même plus loin en proposant des renoncements précis. « Ôte-moi… ces dons empoisonnés que m’a faits la nature  » (v. 43-46), supplie-t-elle. Quels sont ces dons de la nature qu’elle appelle empoisonnés ? Elle précise : la beauté, l’esprit brillant, tout ces qualités factices, sources aisées de corruption (« L’innocence avec eux se trouve rarement  », v. 47) et qui menacent sa foi (« Ôte-moi cet esprit dont ma foi se défie  », v. 48). Elle est donc prête à sacrifier ses avantages mondains (esprit, beauté, charme) parce qu’elle les considère comme autant de pièges pour son salut. « Oui, Seigneur, je te sacrifie tout ce qui peut de toi m’éloigner un moment  » (v. 49-50). La conversion exige un renoncement comparable à celui du Christ, jusqu’aux qualités qui définissent son identité. Dans sa prière pour demander à Dieu qu’il lui retire les sources de tentation, on retrouve la maxime évangélique : « Si ta main te scandalise, coupe-la » (Matthieu 5,30).

    En procédant ainsi, la poétesse anticipe toute objection sur ses intentions. On pourrait penser en effet qu’elle fait comme beaucoup de pécheurs en danger de mort : promettre monts et merveilles à Dieu pourvu qu’il la sauve, puis éventuellement oublier ses promesses une fois guérie, attitude superstitieuse que, après Marot et Erasme, elle raille elle-même dans le rondeau « Quand on dit d’or ». Elle réfute d’avance ce soupçon en prenant le contrepied des conversions tardives hypocrites. « S’imagine-t-on t’éblouir ? L’homme te conçoit-il comme un être qu’on trompe ?  » (v. 61-63) s’exclame-t-elle. Ces questions rhétoriques marquent son rejet des calculs de dernière minute. « On renonce aux plaisirs, on renonce à la pompe dont, quand on le voudrait, on ne peut plus jouir.  » (v. 63-66), dénonçant ceux qui offrent à Dieu une sainteté forcée par la décrépitude (dans la même veine que sa critique des suicides stoïciens, p. 194).

    Enfin, la conclusion du contrat est énoncée fermement dans les derniers vers. « Au pardon (tu le sais) ce repentir t’engage, j’en ai ta parole pour gage.  » (v. 78-79). C’est une formule audacieuse dans sa tournure : après avoir exprimé son repentir infini, elle rappelle à Dieu que Lui-même est lié par Sa promesse de pardonner au pécheur qui se convertit. On assiste ici à une sorte d’inversion respectueuse des rôles : l’orante, forte de l’Écriture (car c’est bien dans l’Écriture que Dieu promet le pardon au cœur contrit, par exemple « Si vos péchés sont comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige  », Isaïe 1:18), place Dieu devant Sa promesse. Nulle insolence ici, mais un écho de la théologie de l’Alliance, reprise dans le Nouveau Testament (« demandez et vous recevrez  », Matthieu 7:7). Deshoulières se prévaut de cette fidélité divine. C’est en quelque sorte la clause divine du contrat : puisque elle tient la sienne (repentir sincère), Dieu tiendra la Sienne (pardon et secours). Le dernier vers « Puisse ce repentir durer autant que moi !  » (v. 80) scelle le tout en forme de prière finale, mais aussi de serment : elle souhaite – et promet implicitement – que son repentir ne faiblisse jamais jusqu’à son dernier souffle. Ainsi, l’accord est complet : vie prolongée, péché abandonné, amour renouvelé, pardon accordé. L’ode se termine sur cette image d’un engagement réciproque tenu jusqu’à la mort.

    Il est frappant de noter que cette logique contractuelle avec Dieu reflète en partie la manière dont un sujet pouvait négocier avec son roi. Deshoulières, en bonne courtisane, sait argumenter sa cause comme on le ferait dans une supplique au souverain : on rappelle d’abord sa loyauté et son humilité, on offre quelque chose en échange (son service, ici sa vie vertueuse), et on invoque la magnanimité promise du prince. Or, dans la doctrine monarchique de droit divin, le roi est parfois vu comme l’image de Dieu sur terre. On peut risquer ce parallèle : la poétesse, habituée aux jeux de patronage et de protecteur/protégée, applique envers Dieu une rhétorique analogue.

    En fin de compte, ce contrat avec le Ciel confère à l’ode une armature argumentative étonnamment solide sous le flux lyrique. La prière de Deshoulières n’est pas une simple effusion mystique ; c’est un discours construit, presque raisonné dans son émotion. Cela reflète la personnalité de la poétesse, qui est à la fois sensible et esprit fort (nous dirions : une intellectuelle formée à la philosophie). Elle ne se contente pas de sentir, elle ordonne ses pensées. Ce mélange de ferveur et de logique donne au poème une profondeur supplémentaire : on y voit la volonté de la pénitente s’accorder à la volonté de Dieu, par un échange clair et consenti. Là encore, le style galant transparaît : c’est l’idée du contrat amoureux (si fréquent dans la galanterie, où deux cœurs échangent promesses et faveurs) transposée sur le plan divin. Dieu, par amour, donnera Sa grâce ; l’âme, par amour, donnera sa fidélité. Cette conception harmonieuse de la conversion comme un pacte d’amour équilibré est au fond optimiste et généreuse, à l’image de Deshoulières. Elle tranche avec les visions plus tragiques de la conversion (par exemple chez Pascal, qui y voit une grâce imprévisible, ou chez Nicole, qui redoute dans les mouvements de l’âme inspirée par Dieu l’effet de causes humaies. On est plus proche de l’esprit d’un saint François de Sales prônant la douceur dans la dévotion et un commerce d’amitié avec Dieu.

    Le pacte formulé en termes quasi juridiques se révèle être la forme moderne d’un topos psalmique : c’est parce que l’ode parle la langue biblique de l’Alliance qu’elle peut oser lier repentir et pardon, survie et louange. Il devient alors naturel de passer, dans la section suivante, de la logique contractuelle à l’identification générique : lire l’ode comme un psaume de pénitence reconfiguré dans la diction galante.

    C. Un psaume pénitentiel

    La situation de Deshoulières, si intensément personnelle et bouleversante, s’exprime toutefois à travers des cadres rigoureux qui la dépersonnalisent pour mieux l’universaliser. Parmi ces formes structurantes figure éminemment le livre des Psaumes, chef-d’œuvre du lyrisme biblique attribué au roi David. L’ode, centon de versets psalmiques, est construit, tant par sa forme que par son inspiration, comme un psaume pénitentiel en vers français. La poétesse semble en particulier avoir médité et repris les motifs des sept psaumes de la pénitence de la Bible. Plusieurs échos textuels suggèrent ce rapprochement, et invitent à lire ce poème en parallèle avec les paraphrases de psaumes que Deshoulières publiera en 1695 (p. 345 sqq.), et plus largement avec la très riche tradition des psaumes pénitentiels français, illustrée en particulier par Clément Marot ou Pierre Corneille.

    Le Psaume 6, notamment, premier des sept psaumes pénitentiels, offre un canevas narratif très proche de l’ode : c’est la supplication d’un malade qui demande à Dieu sa guérison. Or, dans l’ode, Deshoulières est précisément malade et implore d’être guérie. On retrouve des correspondances frappantes de langue et de situation. Le psaume 6 s’ouvre ainsi (traduction de Sacy) :

    Domine ne in furore tuo arguas me neque in ira tua corripias me
    Miserere mei Domine quoniam infirmus sum sana me Domine quoniam conturbata sunt ossa mea

    SEIGNEUR ! ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me punissez pas dans votre colère.
    Ayez pitié de moi, Seigneur ! parce que je suis faible : Seigneur ! guérissez-moi, parce que mes os sont tout ébranlés. (Sacy)

    La mention de ses « forces chancelantes » (v. 15) fait écho aux os ébranlés du psaume, et au « sana me » répond directement « redonne la santé », et l’économie affective (les « heureuses larmes ») épousent la scénographie davidique (« je baigne chaque nuit ma couche, etc.).

    Le Psaume 37(38) est un autre psaume de malade repentant, qui voit la maladie comme un effet du péché et une manifestation de la colère divine:

    4. Non est sanitas carni meae a facie irae tuae non est pax ossibus meis a facie peccatorum meorum
    Votre colère n’a laissé rien de sain dans ma chair ; et mes péchés ne laissent aucune paix dans mes os.

    6. Putruerunt et corruptae sunt cicatrices meae a facie insipientiae meae.
    Mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture, à cause de mon extrême folie.

    Deshoulières, comme le psalmiste,  considère ses péchés comme cause de ses souffrances physiques, confesse ses fautes, et supplie « Ne m’abandonne pas, Seigneur  » (v. 11). Philippe Sellier a montré l’importance essentielle de l’angoisse de l’abandon dans le christianisme augustinien et en particulier chez Pascal1 , mais de telles implorations sont plus généralement liturgiques et bibliques : « Ne m’abandonnez point, Seigneur mon Dieu  », Ps 37, 22/ )).

    D’autres échos du psautier sont perceptibles : La phrase « Daigne te souvenir que je suis ton ouvrage  » (v. 10-11) est à rapprocher du « Ne méprisez pas l’œuvre de vos mains  » du Psaume 137(138), 8 (« opera manuum tuarum ne despicias  ».). « Je ne t’ai jamais bien connu » est un écho du psaume 9, 11 (« et qui non cognoscunt nomen tuum »). « Je n’ai point fait entendre un insolent murmure » fait écho à la résignation silencieuse du juste, motif constant de la prière pénitentielle (cf. « Tacui et non aperui os meum », Ps. 38(39), 10). Quant au Psaume 50(51), le Miserere, prière de David repentant après son péché avec Bethsabée, il résonne tout entier dans les dernier vers de l’ode, et en particulier l’aveu de culpabilité (« Mon cœur est pénétré d’un remords véritable, je m’avoue à tes yeux infiniment coupable  », v. 75-78). L’appel à la pitié, la demande pour recevoir la force  et la pureté sont des calques du psautier :

    Cor mundum crea in me Deus
    Créez en moi, ô Dieu ! un cœur pur

    Donne-moi tant d’amour, tant de foi, tant de force, […]
    Ôte-moi, pour me rendre et plus forte et plus pure, […]

    La poétesse demande à Dieu de tenir sa promesse de pardon,  conformément à l’Alliance qu’il a scellé avec les hommes (« Au pardon (tu le sais) ce repentir t’engage, j’en ai ta parole pour gage  », v. 78-79). Les assurances bibliques données au pécheur repentant sont nombreuses (« Si le méchant se détourne de sa méchanceté… je ne me souviendrai plus de ses péchés  », Ézéchiel 18:21-22).

    La familiarité de Deshoulières avec la langue des psaumes apparaît également dans le traitement de certains motifs. Par exemple, le thème des larmes : dans les psaumes pénitentiels, les larmes du pénitent sont nombreuses (Ps 6: « Chaque nuit ma couche est baignée de mes pleurs  » ; Ps 37: « Je gémis à cause du trouble de mon cœur  »). Deshoulières parle « d’heureuses larmes  » (v. 9), expression qu’on trouve chez saint Bernard. La poétesse, en qualifiant ses larmes d’heureuses, adhère à cette tradition paulinienne où la tristesse selon Dieu produit une joie du salut (2 Corinthiens 7:10). De même, le champ lexical de la douceur peut aussi se rattacher à la tradition biblique : la suavitas est une qualité divine maintes fois répétée dans les Psaumes ou dans le Cantique. La loi de Dieu est ainsi « plus douce que le miel  », Ps 18; « Le Seigneur donnera la douceur  », Ps 84, etc.). Le verbe « goûter  » qu’elle emploie (v. 53) s’inscrit dans cette perspective où la relation à Dieu est figurée par une expérience sensible (Psaume 33-34).

    Deshoulières traduit cela dans le langage galant de l’agrément (goûter des douceurs charmantes), ce qui à la fois cache et révèle le fonds épicurien tempéré qui la motive (nous y reviendrons en III).

    En définitive, l’ode de 1686 apparaît comme une sorte de mosaïque psalmique. Deshoulières se coule dans la voix du roi-prophète David, adaptant à son contexte féminin mondain les accents antiques de la pénitence biblique. On y trouve les éléments classiques : la plainte du malade (Ps 6), l’aveu du péché (Ps 51), la demande de pardon (Ps 50), la peur de l’abandon (Ps 37), l’appel à la mémoire de Dieu Créateur (Ps 137), et même un détour christologique (rappel de la Passion, qu’on peut lire en filigrane du Ps 21 sur le juste souffrant). Cette intégration des Écritures confère une universalité et une profondeur spirituelle au poème. Loin d’être une simple improvisation personnelle, la prière de Deshoulières s’inscrit dans la grande tradition de la poésie pénitentielle chrétienne. Elle y apporte néanmoins son accent : une tonalité plus douce, plus familière, moins terrifiée. Si on la compare par exemple aux paraphrases de psaumes de Corneille (qui sont grandioses et théâtrales) ou aux cantiques de Racine, on sent que Deshoulières pratique une pénitence plus intime, presque confidentielle. C’est une voix féminine insérant dans le psaume un je-ne-sais-quoi d’émotion tendre qui la distingue. Cette dimension personnelle n’annule pas la dimension biblique, mais la teinte d’originalité : l’ode est à la fois un psaume et une pièce galante. Elle réussit à marier sans confusion la forme sacrée traditionnelle et la poétique mondaine de l’enjouement qui caractérise le reste de son recueil.

    II. Une religion galante

    A. Une désublimation galante du sacré

    Deshoulières importe délibérément le lexique et le ton galants dans cette ode religieuse, produisant un effet de désublimation du sacré comparable à celui qui caractérise sa veine pétrarquiste ou encomiastique. L’univers de la prière est imprégné de « tendresse » et de « douceur », caractéristiques habituelles de la poétique du loisir mondain. Ainsi, l’orante s’adresse à Dieu avec la sensibilité affectueuse d’une femme du monde. L’emploi inattendu du mot « tendresse » («  Exauce ma tendresse », v. 35) en témoigne : en renouvelant la formule stéréotypée (« exauce ma prière  »), Deshoulières met en avant la qualité galante par excellence, dont Scudéry faisait le cœur de son éthique et de son esthétique. Cette métonymie audacieuse (la tendresse représentant sa requête) inscrit d’emblée la notion-clef de la poétique mondaine au sein de la supplication sacrée. L’orante se présente non en pécheresse terrorisée, mais en âme sensible, qui revendique à ce titre l’affection comme lien avec le divin.

    On relève dans le texte tout un faisceau d’expressions douces et familières, qu’on peut rattacher à la sociabilité mondaine et que nous sommes habituer à trouver sous la plume de la poétesse : « doux » (v. 17), «  douceurs charmantes… goûter… amantes  » (v. 51-54). Ces termes renouvellent en contexte religieux la formule pétrarquiste édulcorée qui prévaut dans le recueil. L’oxymore « heureuses larmes  » (v. 9) ou l’association paradoxale « mes maux me semblent doux  » (v. 17) rejouent une topique traditionnelle, celle de la voluptas dolendi, où les peines d’amour sont adoucies par le plaisir de sentir et d’exprimer l’émotion. Ici, la poétesse transpose ce trope dans le registre sacré : la douleur de la pénitence devient douce dès lors qu’elle est endurée « pour toi  » (v. 16), Dieu prenant ici, à la deuxième personne du singulier, la place de l’être aimé pétrarquiste. L’édulcoration tend à réduire l’expression de l’effroi pénitentiel.

    B. Exception ou continuité?

    La singularité de l’ode s’estompe encore lorsqu’on la met en perspective avec la composition du recueil : la pièce vient immédiatement après « l’Idylle sur le retour de la santé du Roi », cantique public composé lors d’un mal qui survint à Louis XIV en 1686. Ce montage n’est pas fortuit : il déplace l’éloge civique en prière privée, la santé du Roi en préoccupation pour la santé du sujet poétique. Il oppose la santé royale retrouvée à la langueur durable de la poétesse, et l’évocation des plaisirs à celle de la vengeance divine. Les échos textuels invitent au rapprochement des deux pièces qui se suivent : « le doux retour des beaux jours » (idylle, v. 60) répond aux « beaux jours où l’Automne commence » (ode, v. 69) ; la joie, « mère des Amours » dans l’idylle (v. 60) trouve sa contrepartie dans les « amantes » de Dieu (ode, v. 53), c’est-à-dire que l’Eros mondain et païen et l’Agapè chrétienne tendent à converger ; le « nous » triomphant de la France tout entière, dont la poétesse se faisait porte parole (« nous sommes trop heureux », idylle, v. 30) bascule dans le « je » confessant et suppliant ; la santé du royaume conçu comme corps politique cède la place à la maladie chronique du « coupable corps » (v. 40) de Deshoulières.

    C. Un ethos féminin, galant et chrétien

    En choisissant ce registre de douceur et de tendresse, Deshoulières se construit un ethos bien particulier : celui d’une femme chrétienne galante. Loin d’adopter la posture du pénitent terrifié ou du pécheur misérable, elle se présente comme une âme féminine qui met en avant des vertus à la fois mondaines, chrétiennes et humaines : l’affection, la compassion, la fidélité aux siens, l’humilité sans bassesse.

    L’orante souligne en effet son rôle de fille, d’épouse et de mère. Elle invoque « ma famille tremblante  » (v. 31) qui a besoin de [son] secours (v. 33) et déclare « par pitié pour elle [ma famille], […] redonne la santé  » (v. 39-40). Les déplacements par rapport au traitement du psautier sont subtils mais éloquents : au psalmiste qui, implorant la pitié divine, pouvait encore passer pour une victime de l’amour-propre (Miserere mei Domine, Ps. 6, 3), elle substitue une prière généreuse qui fait passer au premier plan le souci de son prochain : « par pitié pour elle« . Le « secours humain » inutile pour elle (v. 7) se trouve également déporté vers sa famille (v. 34). Ce faisant, Deshoulières fonde son appel à la grâce sur un argument de pure charité, voire d’une éthique du care avant la lettre : elle est nécessaire aux autres, et c’est au nom de la tendresse qu’elle éprouve pour ses proches que Dieu devrait la préserver. Son ethos est donc celui d’une femme dévouée et aimante, conformément aux idéaux de la chrétienne en vigueur à l’époque (compassion, douceur, intérêt domestique), élevés ici au rang de valeurs spirituelles. La tendresse n’est pas présentée comme une sentimentalité futile : elle devient une quasi-vertu théologale, un dérivé de l’agapè auquel Dieu lui-même pourrait être sensible. Il y a là une délicate négociation de la demande : plutôt que de réclamer pour elle-même (ce qui serait égoïste et tomberait sous le coup de l’amour-propre ailleurs condamné, dans la veine des moralistes, cf. p. 129, 193, etc.), la poétesse demande pour le bien des autres, selon une stratégie rhétorique efficace pour émouvoir la clémence divine.

    En définitive, par ce lexique tendre et cette posture mesurée, Deshoulières développe une rhétorique de la faveur. Elle s’adresse à Dieu comme on s’adresserait à un grand de ce monde dans un cercle galant, en cherchant à toucher plutôt qu’à effrayer. Cette stratégie discursive fait partie intégrante de la vision spirituelle de la poétesse, pour qui la religion elle-même peut être vécue sous le signe de la douceur humaine. Par-là, Deshoulières donne à voir une piété féminine mondaine assumée, où la grâce attendue est autant dans le regard de Dieu que dans la transformation intérieure du rapport à Dieu (de la peur vers l’amour). L’originalité de l’ode tient à cette combinaison singulière d’une voix mondaine et d’un contenu religieux : la poétesse y réussit une sorte de translation du christianisme dans la langue de la galanterie, créant une prière qui est en même temps un discours d’agrément, sous-tendue par une pensée philosophico-religieuse fermement maîtrisée.

    III. Un hédonisme chrétien

    Le sentiment qu’on peut avoir à la lecture de cette ode est celui d’une tension entre deux mondes : d’un côté la poétique mondaine de l’agrément (tendresse, plaisirs, douceur) et de l’autre l’aspiration céleste du christianisme (repentir, renoncement aux vanités). Cette tension soulève une question : Deshoulières a-t-elle rompu avec son épicurisme mondain en écrivant ce poème religieux, ou bien parvient-elle à concilier les deux ? Nous allons défendre l’idée que, loin d’être en contradiction, ces deux dimensions se superposent et s’harmonisent chez elle, grâce notamment à l’influence du philosophe Pierre Gassendi, dont Dehénault fut disciple. Il en résulte ce qu’on peut appeler un « hédonisme chrétien  », c’est-à-dire une éthique du plaisir modéré, fondée sur une relecture d’Epicure intégrée dans une vision chrétienne du salut.

    A. Fille d’Épicure : une prière libertine ?

    Deshoulières, qui, parmi les philosophes de l’Antiquité, tenait Epicure  pour « le plus fort de ces grands maître », exalte les plaisirs simples de la vie, la nature, l’amitié, la tranquillité de l’âme. Dans ses idylles pastorales, elle chante volontiers le bonheur d’une existence détachée de l’ambition et consacrée aux joies paisibles. Or, on retrouve ce système de valeurs à l’œuvre dans l’ode religieuse. Plutôt que de renier son désir de bien-être et de bonheur, Deshoulières l’intègre à sa prière en le transfigurant.

    En effet, que demande-t-elle à Dieu ? Essentiellement de continuer à rester vivante (« Je te demande à vivre », v. 36), non pour jouir (« On ne connaît point [Dieu] au milieu des plaisirs », et les « désirs » ne donnent pas le bonheur), mais pour goûter des plaisirs honnêtes et mesurés, et la prolongation d’une vie qu’elle promet d’employer vertueusement. On est loin de l’héroïsme ascétique des Pères et Mères du désert tels qu’on les admire et qu’on les pratique à Port-Royal, et qui supposaient le mépris de la vie et la mort au monde. Plus subtilement, la poétesse souhaite continuer à vivre dans le siècle, mais sans subir ses tentations délétères : « Que le monde pour moi n’ait qu’une vaine amorce ». Sa prière ne tend pas à refuser le monde, mais à obtenir la force morale nécessaire pour résister aux attraits du monde. Son épicurisme n’est pas inconscience, c’est un épicurisme lucide. Plutôt que de renoncer entièrement aux plaisirs de vivre (les « quelques plaisirs  »  des v. 56-57), elle aspire à une vie purifiée. En bonne épicurienne, elle n’a cessé de penser que les plaisirs naturels (aimer sa famille, jouir d’une santé tranquille, contempler la nature) ne sont pas mauvais : c’est l’excès et la vanité qui le sont. Sa prière tente donc de concilier Épicure et le Christ : rechercher la douceur de vivre, mais en Dieu et par Dieu.

    Ce mélange pourrait paraître contradictoire, et certains lecteurs l’ont soupçonné d’hypocrisie. Par exemple, le critique Pierre Bayle, quelques années après, a laissé entendre que cette ferveur de Deshoulières pouvait être une ruse. Bayle cite en effet les vers matérialistes de Deshoulières sur la mort (« Nous irons reporter la vie infortunée / dans le sein du néant d’où nous sommes sortis  », poème Le Ruisseau) et commente :

    « Il est sûr qu’une personne qui parlerait de la sorte dogmatiquement nierait l’immortalité de l’âme. Mais, pour l’honneur de madame Deshoulières, disons qu’elle n’a suivi que des idées poétiques sans conséquence… Ce n’est pas qu’on ne puisse cacher beaucoup de libertinage sous les privilèges de la versification.  »(article Hénault du Dictionnaire historique et critique, fr.wikisource.org).

    Bayle, derrière une ironie polie, soupçonne Deshoulières d’être au fond une libertine sceptique quant aux vérités chrétiennes. Selon lui, elle aurait pu dissimuler son impiété sous le voile de la poésie (et l’on pourrait penser que cette ode chrétienne n’est peut-être qu’un masque). Cette lecture prudentielle (une poétesse qui ruserait avec l’orthodoxie pour ne pas s’attirer d’ennuis, ou par calcul social) a été théorisée de nos jours par l’historien Jean-Pierre Cavaillé à propos de nombreux libertins du XVIIe siècle (la « dis/simulation » religieuse étant une stratégie répandue). Le soupçon d’une double face (l’épicurienne cachée derrière la dévote de façade) a donc plané. Toutefois, Bayle lui-même note que Deshoulières se défendit d’être qualifiée de libertine dans une épître au confesseur du roi (le Père de La Chaise, p. 312), et insère dans son article les propos d’un de ses contradicteurs :

    Il faut dire la vérité : il y a bien d’autres pièces morales et même chrétiennes et saintes, qui corrigent celle-là dans ses ouvrages. Il fallait pourtant qu’on la fît passer pour une libertine ; car elle s’en plaint dans son épître au père de la Chaise, sur les faux dévots. C’était un très-grand esprit, l’honneur de son sexe, et la honte du nôtre.

    Ruse? Ambivalence? Contradiction? C’est une autre interprétation que nous allons privilégier ici, selon laquelle ces deux niveaux ne se contredisent pas, mais s’harmonisent sincèrement. Autrement dit, Deshoulières n’a pas besoin de feindre d’être chrétienne : elle a trouvé une manière d’être épicurienne et chrétienne à la fois, dans un équilibre qui lui paraît tenable. Cette vision non pas hypocrite mais synthétique est rendue possible par la philosophie de Gassendi, qu’elle a étudiée et dont elle est, selon ses biographes, une fervente disciple.

    B. Gassendi : dissimulation ou harmonie des pensées ?

    Quelques mots sur Gassendi (1592-1655) s’imposent pour éclairer la conception de Deshoulières. Gassendi était un prêtre et philosophe, professeur d’astronomie au Collège royal, qui a cherché à réconcilier l’épicurisme antique avec le christianisme. Il admirait Épicure (notamment sa physique atomiste et son éthique du plaisir) mais, en chrétien convaincu, il ne pouvait accepter l’athéisme et le matérialisme intégraux du maître grec. Il a donc « baptisé  » Épicure, en quelque sorte. Catherine Wilson, spécialiste de la question, résume que Gassendi a élaboré « un atomisme christianisé  » qui affirme que le monde et les atomes ont été créés par Dieu, et que l’âme humaine est immortelle et soumise à une Providence (( Catherine Wilson, Epicureanism at the Origins of Modernity, Oxford University Press, 2008. )) . En éthique, Gassendi reprend l’idée épicurienne que le souverain bien de l’homme est la volupté entendue comme absence de douleur et tranquillité de l’âme (ataraxie). Comme Epicure, Gassendi distingue les plaisirs nécessaires et naturels (ceux liés à la santé, à la vie sobre, à l’amitié, etc.), qu’il trouve légitimes, et les plaisirs vains ou dangereux (luxe, ambition, débauche), qu’il condamne. Gassendi insiste aussi sur le non-abus des biens : Dieu nous a donné le monde pour en user, non pour en abuser. Il demeure par ailleurs attaché à des notions chrétiennes classiques : l’amour de Dieu (pietas), ou la reconnaissance des devoirs envers ses semblables (reconnaissance, affection filiale), etc. En somme, Gassendi propose un « hédonisme chrétien » inspiré de Lucrèce, estime Enrico Piergiacomi2 .

    Ce cadre philosophique explique la cohérence interne de l’ode de Deshoulières. Les contradictions (plaisir/pénitence) sont résolues dans la perspective gassendiste d’une volupté honnête accordée à la foi.

    On peut montrer concrètement comment les idées de Gassendi se reflètent dans le texte :

    – Gassendi affirme avec Lucrèce et Epicure que le bonheur réside dans le plaisir et la « douceur »3

    Comme donc il est doux et plaisant de vivre sans douleur, et également doux et plaisant de jouir de biens qui vous contentent, il est clair que le bonheur ne peut être envisagé sans l’un ou l’autre de ces deux éléments, la douceur et la plaisir […]. Le plaisir est par nature quelque chose de bon, de même que la douleur, son contraire, est par nature quelque chose de mauvais.

    La douceur, dont on a vu qu’elle pouvait être considérée à la fois comme une valeur galante et une vertu divine, est ainsi également une qualité essentielle dans l’éthique épicurienne christianisée d’Epicure. La supplication »Fais que mes maux me semblent doux  » (v. 16-17) s’apparente à la demande d’une sorte d’analgésie spirituelle (pouvoir supporter la douleur physique grâce à la ferveur). qui renvoie au principe gassendiste selon lequel la douceur est une composante essentielle au bonheur. On voit ici comment l’épicurisme de Deshoulières affleure même dans sa prière mystique : elle ne demande pas d’aimer la douleur (comme un mystique ascétique l’aurait peut-être fait), elle demande que la douleur soit adoucie (c’est-à-dire annulée subjectivement par la grâce) dans un esprit conforme à la pensée d’Epicure revue par Gassendi. On est très loin d’un dolorisme chrétien, très loin aussi de la spiritualité pascalienne ou port-royaliste.

    – Le plaisir, « souverain bien », n’est pas débauche effrénée mais absence de douleur corporelle et tranquillité de l’esprit (« indolentia corporis » et « tranquillitas mentis », p. 627). Il suppose la tempérance (« sobrietas », p. 628) et l’absence de trouble (« perturbatio »)

    – Gassendi reprend la distinction épicurienne entre les plaisirs, et appelle plaisirs stables (« stabilis ») les plaisirs naturels et nécessaires (« naturales necessariasque », chap. 12, p. 661), comme de satisfaire la faim et la soif en mangeant, sans prendre garde à la qualité des mets mais seulement pour se rassasier. Ces plaisirs sont bons en eux-mêmes ; ce n’est que leur usage « intempérant » qui est condamnable. Le philosophe consacre une suite de chapitres à opposer la vertu légitime, source de plaisir et de bonheur, à leur caricature abusive: sobriété contre gourmandise (« gula »), continence contre sensualité, modestie contre ambition, douceur (« lenitas ») contre colère, ou encore modération (« moderatio ») contre cupidité (« avaritia »), et il célèbre la « médiocrité » (« mediocritas », p. 686) qui préserve à la fois du désespoir et des espérances chimériques, la justice, la piété ou encore l’amitié (« amicitia ») dont on connaît le prix pour Deshoulières.

    – Ces appels à la tempérance expliquent le soin pris par Deshoulières à refuser tout abus des plaisirs : « que de ma santé je n’abuse jamais  » (v. 44), car le souverain bien n’est que l’absence de douleur. Or cette absence de douleur exige la santé (( « Itaque videtur imprimis non secus de felicitate quam de sanitate philo-sophandum esse, siquidem constat illum statum, in quo animus sine perturbatione, corpus sine dolore est, nihil esse aliud quam perfectam totius hominis sanitatem », op. cit., chap. V, p. 633. )) .

    C’est pourquoi il semble qu’il faille philosopher bonheur absolument comme sur la santé, puisque cet état dans lequel l’esprit est exempt de trouble et le corps de douleur n’est manifestement rien d’autre que la parfaite bonne santé de l’homme dans son entier.

    Avec Gassendi et Deshoulières, nous sommes aussi loin que possible de la sensibilité augustinienne: Pascal, dans sa Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, considère que la maladie est le véritable état de l’homme pécheur, et c’est de cet état malade qu’il convient de faire bon usage, non d’une santé trompeuse et qui détourne de Dieu :

    Vous m’aviez donné la santé pour vous servir ; et j’en ai fait un usage tout profane. Vous m’envoyez maintenant la maladie pour me corriger : ne permettez pas que j’en use pour vous irriter par mon impatience. J’ai mal usé de ma santé, et vous m’en avez justement puni. Ne souffrez pas que j’use mal de votre punition. Et puisque la corruption de ma nature est telle, qu’elle me rend vos faveurs pernicieuses, faites, ô mon Dieu, que votre grâce toute-puissante me rende vos châtiments salutaires. 

    Gassendi et Deshoulières considèrent au contraire que la santé est une condition au bonheur, à condition de l’utiliser pour la faire servir à l’exercice des vertus, car celles-ci chassent les passions, vraie cause de nos malheurs (« Remedia porro, quae philosophia adhibet, ipsae sunt virtutes« , p. 635). Dans une perspective gassendiste, demander la santé n’est donc pas scandaleux. Une telle perspective légitime le troc proposé par la poétesse à Dieu : si elle retrouve la santé, elle n’en abusera pas mais servira la santé est un bien naturel légitime, à condition qu’elle serve la vie vertueuse. Il n’y a pas à rejeter les biens corporels si on les ordonne au bien supérieur. Lorsqu’elle évoque « les douceurs charmantes que tu [Dieu] fais ici-bas goûter à tes amantes  » (v. 52-54), elle ne renvoie pas tout le bonheur à l’au-delà ; elle suggère qu’une vie vertueuse sous la grâce divine comporte déjà des délices (morales et spirituelles) sur terre. Telle est la leçon de l’hédonisme chrétien gassendiste : on peut et on doit goûter la douceur dès maintenant si on est en Dieu, car Dieu n’est pas un tyran qui ne promet que des récompenses posthumes, Il soutient aussi l’âme dans le présent.

    En éclairant l’ode à la lumière du gassendisme, on comprend que Deshoulières n’oppose le plaisir à la foi, mais cherche leur harmonie. Elle adhère à l’idée qu’en aimant Dieu on trouve la vraie volupté (la paix de l’âme, la douceur du cœur) et que dès lors les plaisirs trompeurs perdent de leur attrait. Ce n’est pas nécessairement de la prudence au sens de Bayle, ou de la « dis/simulation » chère Cavaillé : il peut s’agir aussi d’une forme de synthèse philosophico-religieuse tout à fait assumée à l’époque. Gassendi était une véritable clé de voûte de cette conciliation. Dans les cercles libertins modérés, on lisait Gassendi et son disciple François Bernier (Abrégé de la philosophie de M. Gassendi, 1678) qui vulgarisaient cette idée d’un épicurisme compatible avec la vertu et la piété. On voit que Deshoulières, loin d’être un cas isolé, s’inscrit dans une tendance d’intellectuels du XVIIe qui refusaient le dilemme « jouir ou se sauver  » et cherchaient une voie moyenne : jouir avec sagesse pour mieux servir Dieu.

    L’épicurisme gassendiste offre ainsi la grille de lecture la plus satisfaisante pour comprendre l’ode de Deshoulières : il permet de percevoir l’unité derrière l’apparent paradoxe. Ce montage intellectuel (Épicure baptisé) était beaucoup moins choquant pour un contemporain averti qu’il pourrait l’être pour nous aujourd’hui. En ce XVIIe siècle finissant, Gassendi avait déjà été digéré par la culture : on le retrouve chez des moralistes comme La Rochefoucauld ou Saint-Évremond, et visiblement chez Deshoulières, sous une forme féminisée et poétique.

    Douceur, plaisir ou tendresse: les trois vocabulaires (épicurien, augustinien, psalmique) se recalquent l’un sur l’autre pour ne former plus qu’un seul idiome, celui de Deshoulières. Elle a, pourrait-on dire, aligné les sèmes communs : la douceur est le dénominateur partagé de l’expérience du bien chez Épicure (où elle est plaisir tranquille), chez Augustin (où elle est charité qui délecte) et dans la Bible (goûter combien Dieu est doux, chantent les psaumes). Grâce à Gassendi, cette équation devient pensable. Et grâce à Deshoulières, elle devient sensible dans un poème. C’est là son véritable tour de force : avoir écrit une ode où l’on peut lire à la fois un psaume, un poème galant et un traité de morale épicurienne harmonisés. À nos yeux modernes, cela pourrait sembler acrobatique ; aux yeux d’un lecteur de 1688, c’était au contraire élégant et convaincant, car cela montrait qu’une femme d’esprit pouvait être dévote sans cesser d’aimer la vie, et qu’elle pouvait chanter Dieu sans cesser d’être aimable4 .

    Conclusion

    1. Par-delà la galanterie : une éthique de la douceur

    L’étude de cette ode « Hélas, Seigneur…  » révèle que, chez Deshoulières, les valeurs issues de la galanterie mondaine (tendresse, douceur, agrément, amitié) ne sont pas de simples ornements superficiels, mais constituent un véritable socle éthique et philosophique qui irrigue même sa poésie religieuse. En d’autres termes, la poétesse ne se contente pas d’appliquer un vernis galant à un contenu chrétien pour faire joli : elle fonde sa vision du christianisme sur une philosophie de la douceur et du bonheur mesuré, élaborée tout au long de son œuvre profane.

    Trois traits constants se dégagent :

    – La bienfaisance et la modestie des biens recherchés. Deshoulières, que ce soit dans ses idylles ou ici dans sa prière, valorise toujours les biens simples : la santé, la compagnie des êtres chers, le repos, le charme de la nature, la paix du cœur. Elle se méfie des faux biens que sont la gloire, le luxe, la domination, toutes choses qu’elle qualifie de « pompe  » ou de plaisirs trompeurs (v. 63-66). « On ne te connaît point au milieu des plaisirs. // Dans ce gouffre où se perd […] ta grâce… le cœur […] n’entend que ses désirs.  » (v. 25-30). Le mot « gouffre  » traduit son jugement sévère : les plaisirs mondains et la « pompe » (l’ostentation) constituent un abîme où l’on perd de vue Dieu et même le vrai bonheur. Cette critique se retrouve dans plusieurs de ses pièces profanes (où elle moque par exemple la quête de la gloire littéraire, de la « postérité » ou des honneurs de cour). À l’inverse, elle célèbre la modération.

    – La mesure en toute chose (« métriopathie »). La poétesse prône un usage équilibré des plaisirs et des facultés, sans en abuser. L’expression « que je n’abuse jamais  » (v. 44) rejoint la leçon des « Moutons  », plus heureux et plus sages que nous parce qu’ils n’ambitionnent rien de plus que l’herbe et le repos, alors que les humains se ruinent en désirs insatiables. Cette philosophie du contentement transparaît dans l’ode : elle ne demande pas mille choses, juste « quelque temps  » de vie en plus (v. 33), et elle se hâte d’encadrer ce cadeau par des résolutions austères.

    – La douceur comme principe unificateur. Si l’on cherche un mot-clé fédérateur de Deshoulières, c’est bien « douceur  ». Douceur de vivre, douceur de style, douceur de l’âme, douceur de la grâce… Ce mot revient sous diverses formes, à la fois pour désigner un agrément sensible (plaisir éprouvé), une valeur morale (refus de la violence, la dureté ou l’excès), ou un signe du divin (la douceur que Dieu met dans nos cœurs quand il y habite). Par-delà la galanterie anecdotique (les badinages, les coquetteries), il y a chez elle une sorte de spiritualité de la douceur.

    En conséquence, Deshoulières apparaît moins comme la praticienne brillante d’une poésie légère que comme l’une de ses fondatrices doctrinales, en ce sens qu’elle lui donne une profondeur réflexive. Là où d’autres poètes galants se contentent de célébrer les charmes de la vie sans trop théoriser, Deshoulières, elle, justifie la douceur. Elle la justifie philosophiquement (par l’épicurisme raisonné) et spirituellement (par la théologie de la grâce douce). Son ode montre que la triade galante tendresse-douceur-agrément n’est pas qu’un code de salon : c’est un moyen d’atteindre le vrai bien. Ainsi, par-delà la galanterie formelle, Deshoulières nous invite à voir en elle une penseuse à part entière. Elle fait de la vie agréable non une honte à cacher, mais un idéal à sanctifier. Ce parti pris ouvre la voie à ce que Enrico Piergiacomi appelle « hédonisme chrétien ».

    2. Cinquante nuances d’Épicure

    On peut pour terminer reprendre la question posée en introduction et se demander comment ce moment religieux de Deshoulières s’articule avec le reste de son œuvre. Y a-t-il rupture, évolution, continuité ? À la lumière de notre analyse, il apparaît que Deshoulières a modulé sa pensée épicurienne selon différents tons au fil de ses écrits, sans jamais renier le fond. Schématiquement, on peut distinguer trois grandes tonalités : l’épicurisme galant, l’épicurisme sombre, et l’épicurisme chrétien.

    1. L’épicurisme galant (badin et mondain). C’est celui qu’on trouve dans ses poèmes de pure sociabilité : idylles champêtres, chansons, madrigaux. Le cadre y est souvent pastoral ou amical, le ton léger et enjoué. L’idée-force est de profiter des plaisirs simples de l’instant présent (carpe diem) sans se soucier d’ambition ni de gloire. Par exemple, dans « Le Songe de Philis  » ou « Le Ruisseau  », la poétesse prône la douceur de la vie retirée, le lathè biosas : un jardin, des livres, quelques amis sincères. Le lexique y est celui des charmes, des plaisirs, de la tranquillité. Les vers sont courts, musicaux, les images champêtres (fleurs, zéphyrs, ruisseaux), pour provoquer une impression de facilité heureuse. C’est un Épicure souriant, de salon, compatible avec la bienséance précieuse, proposant une volupté civilisée et déclinée en « agrément » mondain.
    2. L’épicurisme sombre (mélancolique). A côté de ce versant lumineux, Deshoulières a aussi des moments de désillusion, où son épicurisme prend une teinte plus grave. L’idylle « Les Fleurs  » en est un bon exemple : partant de la beauté éphémère des fleurs, elle médite sur la brièveté de la vie humaine. Le ton y est élégiaque et presque amer. Elle y constate : « Que votre éclat est peu durable, charmantes fleurs… Un redoutable instant nous détruit sans réserve, on ne voit au-delà qu’un obscur avenir…  ». L’épicurisme tourne à la vanitas : puisque tout passe, il ne reste qu’à jouir du présent mais avec une conscience douloureuse qu’il ne durera pas. On sent poindre une angoisse de la caducité qu’on ne trouvait pas dans les pièces badines. C’est un Épicure plus proche de Lucrèce, regardant la mort en face. Pourtant, même dans « Les Fleurs  », Deshoulières ne tombe pas dans le désespoir : elle conclut en somme que malgré la mort, la nature continue son cycle, et que les humains sont fous de se croire différents des fleurs. La leçon est désenchantée, mais elle constitue un aspect de la sagesse en révélant un Épicure crépusculaire, où le plaisir demeure une référence (profiter de la saison tant qu’elle est là) mais assombrie par la conscience de la finitude.
    3. L’épicurisme chrétien (dévot et mesuré). C’est l’originalité de l’ode que nous avons commentée. Ici, le plaisir est entièrement ordonné à Dieu, mais il n’est pas nié. Deshoulières s’efforce de montrer qu’en se tournant vers Dieu, on choisit en réalité le meilleur parti même du point de vue du bonheur.

    Ces trois nuances d’épicurisme chez Deshoulières montrent sa polyphonie. Tour à tour badine, mélancolique ou mystique, elle module son discours selon les circonstances et les genres. Pourtant, le cœur reste le même : c’est toujours la recherche d’un bien-être authentique, qu’il soit dans la nature, dans la mesure face à la mort, ou en Dieu. Cette unité profonde, c’est précisément son épicurisme tempéré qui la lui donne. C’est le substrat philosophique constant sur lequel elle brode des variations de ton.

    En définitive, l’ode religieuse de 1686 apparaît non pas comme une anomalie dans son œuvre, mais comme un moment essentiel où convergent ses inspirations diverses. Elle y accomplit la synthèse de la galanterie, de la sagesse naturelle et de la foi. Par-delà la galanterie superficielle, elle atteint à une galanterie spirituelle, qui ose inviter Dieu lui-même dans le cercle de la conversation humaine. Et par-delà l’épicurisme purement matériel, elle trouve un épicurisme mystique, où la jouissance ultime est celle de l’amour divin. C’est pourquoi cette ode n’est pas seulement un poème pieux parmi d’autres : c’est un texte-clef qui nous fait entrer dans l’atelier intérieur de Deshoulières, là où toutes ses nuances d’Épicure se recomposent en une seule lumière, douce et sereine.

    1. Voir Pascal, Pensées, fr. Sellier 229. []
    2. Enrico Piergiacomi, « Amicus Lucretius »: Gassendi, il De rerum natura e l’edonismo cristiano, Cicero: studies on Roman thought and its reception, 5. Berlin; Boston, De Gruyter, 2022. []
    3. Traité de la philosophie d’Epicure, III, 1, chap. 2, éd. Jacques Prévost, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 619. « Cum porro et suave et volupe sit, sine dolore vivere, et suave quoque seu volupe, bonis frui ipsisque recreari, constat quidem felicitatem non posse sine utraque hac, aut altera saltem, suavitate voluptateque intellegi… declarandum est volutpatem esse es natura sua quid bonum », et p. 623 : « videtur plane felicitas in voluptate consistere ». []
    4. On a bien conscience que cette indécision entre des traditions philosophiques qui nous paraissent peu compatibles n’est pas propre à Deshoulières : Alain Génetiot note que, de la même manière, il est impossible de ranger La Fontaine sous une bannière univoque. « La défiance envers les images, l’imagination et l’illusion, […] thèmes centraux de l’épicurisme philosophique, peuvent en même temps se référer à la tradition augustinienne ou à Malebranche, ce qui rend difficile une caractérisation univoque de la ‘philosophie’ de La Fontaine. De même la conscience aiguë de la vanité et de la précarité de la vie, dans la tradition de l’Ecclésiaste mais aussi bien partagée par le stoïcisme et l’épicurisme, conduit La Fontaine à proposer une poésie de la plainte et de la consolation sur le mode mineur, plein d’empathie pour l’humaine condition », écrit Alain Génetiot dans « La Fontaine, poète du XVIIe siècle », Le Fablier, 32 2021, p. 59-69. []
  • L’ombre de Dieu

    On peut lire parmi les œuvres d’Antoinette Deshoulières toute une série de pièces liées à des degrés divers au sacré.

    • Pièces religieuses
      • Ode,”Hélas, Seigneur, quel est l’effet…” (composée 1686, pub. 1688),  prière personnelle dans la maladie, adressée au Créateur “ O toi, l’auteur de l’Univers… “).
      • “Prière pour le Roi” (1687)
      • Paraphrases de Psaumes (composées 1693, pub. 1695) : Psaumes XII, XIII, CXLIV dans la numérotation de la Vulgate
    • Pièces politico-religieuses
      • “Au Roi, sur la révocation de l’édit de Nantes” (composée 1685, pub. 1688), dans laquelle Deshoulières procède à l’ éloge de la politique religieuse (contre l’hérésie, en faveur de la défense du ”parti des Cieux”).
    • Adresses à des ecclésiastiques
      • Épître à M. Fléchier (1688).
      • “Épître chagrine” au Père de La Chaise, confesseur du Roi (1692).
      • Au Révérend Père Bouhours sur son livre de l’Art de bien penser (mentionné à 1687 ; impr. 1747)
      • À M. l’abbé de Lavau (1692).
      • Épître à M. de Mascaron, évêque de Tulle puis d’Agen (pièce de 1672/79).
    • Mentions lexicales
      • Portrait de M. de Lignières (1659): “ articles de Foi”,”Épicure”, “Nouveau Testament”,” Grâce”, ”heure de la mort”.

    Calendrier liturgique et sociabilité dévote

    • “À M. le marquis de Marcilly pour le jour de la Saint Louis” (1690, impr. 1695).
    • Divers rondeaux ou airs à des abbés (p. ex. Chanson sur M. l’abbé Testu).

    Pièces dont le registre est para-religieux ou moral (tombeaux, thème de la mort,  au-delà)

      • Réflexions diverses, “Que l’Homme connaît peu la mort qu’il appréhende” (1688).
      • Réflexions diverses, “Homme, contre la mort, quoi que l’art te promette” (pub. 1695).
      • Idylle “Tombeau, dont la vue empoisonne” (pub. 1695).
      • “Sur la mort de M. le duc de Montausier”, idylle (1690).

    Allusions diverses

      • Ballade, “À l’une de ses filles qui fut depuis religieuse” (composée 1679 ?, pub. 1688)
      • “Épître à Mme de Maintenon” (1688), dans le contexte dévot de Saint-Cyr.

    La présence de pièces sacrées dans les recueils de Deshoulières  ne surprend pas plus que celle de panégyriques.  Ce mélange des formes profanes et sacrées participait d’une variété tenue pour une qualité essentielle de ce type d’ouvrages; les poésies de Malherbe présentaient déjà cette hybridation. Par ailleurs, les arguments précédemment développés pour justifier la poésie encomiastique s’appliquent également à la poésie sacrée : il fallait que Deshoulières s’y confronte et s’y distingue pour apparaître comme une poétesse de premier plan.

    Mais les difficultés posées par la poésie religieuse ne sont pas moins sérieuses que celles que présente la poésie encomiastique : Comment chanter le Dieu chrétien sans trahir son allégeance à Épicure  ? Comment moduler les accents de la lyre sacrée sans rupture de ton avec les idylles, les pastorales et le reste du recueil ? Là encore, Deshoulières va développer des stratégies originales sur le fil du rasoir, pour se conformer aux lois du genre sans sacrifier à la cohérence de son écriture — mais aussi, par-delà les enjeux strictement stratégiques, pour développer une voie poétique susceptible d’harmoniser poétique mondaine, philosophie du Jardin et foi chrétienne.