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Explication : idylle du tombeau (p. 368)
Dans la poésie française, le « tombeau » désigne un poème (ou un recueil de pièces) composé à la mémoire d’un défunt : héritier de l’épitaphe antique et de l’épigramme funèbre, le genre du tombeau allie éloge posthume (laudatio), lamentation (complaintes, accents élégiaques) et méditation morale (memento mori), parfois sous la forme d’une épître ou d’une idylle funèbre. L’origine du genre remonte aux tombeaux renaissants : le « Tombeau de très illustre princesse Marguerite de France » (1575) en est un exemple ronsardien canonique, et Ronsard a aussi composé son propre tombeau (« Ronsard repose icy… »). Quelques décennies plus tard, le genre était pratiqué dans la sphère mondaine. Benserade composa ainsi l’épitaphe « Sur la mort de Monsieur le prince« . Dans l’horizon mondain du Grand Siècle, le tombeau remplit plusieurs fonctions : mémorielle (assurer la fama du défunt), éthique (rappeler la vanité des honneurs et la finitude), et sociale (sceller, par le poème, un pacte de sociabilité). Fréquentes, ces épitaphes et ces idylles funèbres s’inscrivent pleinement dans le circuit galant, y compris quand la pièce décrit le monument funéraire dans un décor champêtre, topos qui matérialise, pour ainsi dire, la méditation sur la mort. Enfin, la posture élégiaque du tombeau se prête à une moralisation active : dénonciation de la flatterie, des vanités, de la courtisanerie, thèmes que Deshoulières décline souvent.
Le recueil de Deshoulières comporte huit occurences du terme « tombeau » et une pièce qui s’inscrit dans cette forme : l’idylle « Sur la mort de M. le duc de Montausier », parue dans le Mercure galant en septembre 1690. Le poème qui va nous occuper dans le présent billet, intitulé « Idylle » et adressé au monument funéraire croisé dans une retraite champêtre, relève plutôt d’une autre tradition : celle du tombeau pastoral, dont nous avons parlé à la fin du précédent billet.
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Introduction
L’idylle du Tombeau, publié à titre posthume en 1695 (p. 368), s’inscrit dans la tradition des méditations baroques sur la mort, tradition ancienne qui remonte aux memento mori d’Horace. Celui-ci, dans la Satire I, 8, avait rappelé l’ancien champ d’ossements de l’Esquilien, et opposé la promenade d’aujourd’hui au spectacle des os blanchis d’hier:
nunc licet Esquiliis habitare salubribus atque
aggere in aprico spatiari, quo modo tristes
albis informem spectabant ossibus agrumMaintenant il est permis d’habiter les Esquilies salubres et de se promener, au soleil, sur l’Agger ; alors qu’autrefois, tristes, on contemplait le champ informe blanchi d’ossements.
Le thème passe aussi par les Antiquités de Rome de Du Bellay (1558)
Et comme devant Troye on vit des Grecs encor
Braver les moins vaillans autour du corps d’Hector :
Ainsi ceux qui jadis souloyent, à teste basse,
Du triomphe Romain la gloire accompagner,
Sur ces poudreux tombeaux exercent leur audace,
Et osent les vaincus les vainqueurs desdaigner. (XIV)Mais Deshoulières emprunte surtout le motif à la pastorale. La présence d’un tombeau, surgissant au cœur d’un paysage bucolique propice aux jeux de l’amour, vient briser l’idéal d’une Arcadie heureuse et insouciante. Le texte prend alors une tournure de réflexion morale et métaphysique, où l’on reconnaît l’influence des philosophies antiques comme des moralistes du XVIIe siècle. Cette idylle au ton élégiaque confronte en effet l’éphémère des plaisirs mondains à la réalité inéluctable de la mort, en tirant une leçon de sagesse plus proche de l’épicurisme que du stoïcisme ou du christianisme. Nous nous proposons d’analyser comment Deshoulières, dans l’idylle du Tombeau, fait voler en éclats l’idéal galant de son temps par la contemplation de la mort, pour mieux formuler une critique philosophique des honneurs, de l’avarice et des attachements passionnés, dans une écriture moraliste voilée de mélancolie.
Nous suivrons un plan en trois parties dont les deux premières correspondent à peu près au déroulement du poème. Nous verrons d’abord comment la mort s’invite dans la pastorale galante et en détruit « l’enjouement » sociable ; puis nous examinerons la portée de la philosophie épicurienne dans une leçon qui doit aussi beaucoup aux moralistes, et qui stigmatise la vanité des honneurs, des richesses et des passions. Enfin nous constaterons que, au-delà du mausolée de pierre, c’est la fonction de la poésie commémorative qu’interroge la poétesse. Nous conclurons enfin sur la sagesse élégiaque qui se dégage de cette pièce.
I. Enjoué à en mourir: galanterie et « divertissement »
Dès l’attaque du poème, le tombeau apparaît comme un objet maudit qui contamine « les plus agréables plaisirs » (v.1-2) des mortels. La poétesse met en scène son propre désarroi : ayant « le cœur débarrassé » des troubles de la passion amoureuse (v.5) et cherchant dans un bois la quiétude pastorale propice aux rêveries, elle voit son bonheur anéanti par la vue d’une tombe. La confrontation brutale entre le paysage idyllique et ce symbole de la mort provoque une dissonance : « De son ombrage, hélas ! que tu gâtes les charmes ! » s’exclame-t-elle à l’adresse du tombeau, corrupteur du bonheur (v.8). L’usage de l’apostrophe et de l’exclamation traduit l’intensité de l’émotion suscitée par cette vision funeste, qui vient détruire l’agrément de la retraite champêtre. La pastorale galante, habituellement synonyme d’insouciance élégante et d’ « enjouement » (v.9), est ici subvertie par un memento mori. La poétesse introduit dans le monde bucolique la conscience aiguë de la finitude, qui vient ruiner l’idéal galant fondé sur la légèreté et la joie partagée.
En effet, « quelque loin qu’on porte l’enjouement, rêve-t-on agréablement ? » (v.9-10). Cette question rhétorique souligne l’impossibilité de continuer à goûter les plaisirs agréables en présence du tombeau : la mort jette une ombre sur toute félicité terrestre, si bien que le discours interrogatif, dominant dans le poème, sert à « accentuer toujours le sentiment de vide métaphysique » (Tonolo, p. 67) qu’elle suscite. La poétesse multiplie les interrogations directes (« Quelle réflexion accablante fait-on lorsque sur toi l’on porte ses regards ? », v.11-12) pour exprimer le vertige existentiel que provoque la contemplation de la tombe. Cette stratégie discursive de la question lancinante ébranle le lecteur autant que le locuteur lui-même, en le plaçant face à l’énigme de la mort et à l’insignifiance apparente des ambitions des mortels. Le texte prend alors une portée universelle : ce n’est plus uniquement le « je » poétique qui parle, mais la voix de la condition humaine. Deshoulières offre ainsi au lecteur « la possibilité de rejoindre sa propre expérience de la condition humaine », dans une invitation ferme à envisager toute existence « dans la seule perspective de la mort », comme l’écrit encore Sophie Tonolo (p. 67). La « blessure » est décidément le destin de toutes les Arcadies1 .
Le tombeau remplit ici une double fonction paradoxale : il « confond l’orgueil humain » (v.3) en lui rappelant sa mortalité, mais « toutefois ne donne / Ni frein aux passions, ni bornes aux désirs » (v.3-4). Autrement dit, la présence de la mort, si évidente soit-elle, ne suffit pas à modérer les élans désordonnés du cœur humain. Cette remarque désabusée introduit une tension fondamentale : les hommes, aveuglés par leurs passions, continuent de vivre comme s’ils étaient immortels, malgré la leçon silencieuse des tombeaux. On perçoit déjà une tonalité moraliste proche de celle de La Rochefoucauld ou de Pascal – ou de Gassendi. Comme la voix poétique, aveuglés par l’amour-propre et cherchant à tout prix à éviter de penser à la mort, nous sommes troublés par le surgissement du tombeau, intolérable parce qu’il est impossible d’en détourner les yeux – de s’en “divertir”, dirait l’auteur des Pensées. A la manière des moralistes, la poétesse se pose en observatrice lucide de la vanité humaine face à la mort, rejoignant la lignée des auteurs qui cherchaient à « faire ravaler son orgueil à la raison humaine », comme écrit Sophie Tonolo (p. 68). Deshoulières débusque ici une contradiction (une « contrariété » dirait Pascal fondamentale de l’être humain).
Le tombeau, en humiliant la fierté des plus puissants, rappelle l’égalité fondamentale des destins : « La mort, par une route au vulgaire commune, a conduit dans ton sein un homme tel que Mars, et tel que le dieu des beaux-arts » (v.13-16). Cette image frappe par son ironie : la Camarde, « sourde Déesse » (v.19), n’épargne ni les héros valeureux (comparés à Mars) ni les esprits supérieurs (sous le patronage d’Apollon). Tous finissent mêlés au commun des mortels dans la fosse. La pastorale galante aimait célébrer des bergers idéalisés, parfois projection de grands seigneurs sous des traits rustiques ; ici, au contraire, ce sont les grands de ce monde qui sont ramenés au rang de cendres anonymes, enfouies « ailleurs » (v.17) hors de la vue des « cœurs tendres » (v.17) incapables de supporter la réalité.
Ainsi, en quelques strophes, l’idylle du Tombeau dynamite l’insouciance mondaine et la sociabilité galante fondée sur l’enjouement. L’atmosphère ludique des conversations mondaines est radicalement incompatible avec la pensée de la mort. Tout le bonheur enjoué de Scudéry et des mondains reposait sur une délicate suspension des inquiétudes graves. La tombe brise le charme et impose un réel d’autant plus tragique qu’il est privé de toute solution chrétienne, de toutes conversion qui permettrait de retrouver une espérance.
On comprend dès lors la « mélancolie fin de siècle » (S. Tonolo, p. 23) qui s’empare du lyrisme de Deshoulières et imprègne ses vers. En ce crépuscule louis-quatorzien, affaiblie par la maladie, nostalgique d’un temps où la galanterie était plus pure, la poétesse jette un regard désabusé sur son époque et sur elle-même. Elle apparaît, selon Sainte-Beuve, comme « l’une des meilleures interprètes de la veine élégiaque » de son temps. Effectivement, l’idylle du Tombeau relève d’une élégie en ce qu’elle mêle la plainte personnelle (« Hélas ! », v.8, v.63) à la méditation sur la mort universelle. Le choix formel de l’hétérométrie concourt à cette tonalité plaintive et brisée. Ainsi le vers bref et isolé « Rêve-t-on agréablement ? » (v.10) produit-il un effet de chute soudaine. Cette scansion irrégulière imite le désarroi de l’âme soudainement aux prises avec l’angoisse et la tristesse provoquées par l’apparition funèbre.
Dans cette première partie du poème, Deshoulières renverse les codes de la pastorale galante : la nature n’est plus ce refuge complice des amours légères, mais le théâtre d’une introspection sombre. Le tombeau planté au milieu du bois illustre la collision du tempus fugit baroque avec l’univers d’Arcadie. La présence de la mort dérobe l’instant du bonheur. Cette irruption du trépas dans le paysage bucolique prépare le terrain pour la leçon philosophique que la poétesse va en tirer. L’idylle se fait en effet méditation funèbre sur les illusions humaines.
II. Une leçon de sagesse
Après avoir peint l’effet foudroyant du tombeau sur son rêve pastoral, Deshoulières élargit sa réflexion et adopte plus nettement le ton du moraliste. La deuxième moitié du poème prend en effet la forme d’une série de questions rhétoriques adressées non au tombeau, mais à ceux que les philosophes appellent les « insensés ». Ces questions tendent à dénoncer les trois grands leurres de l’existence mondaine : la soif d’élévation sociale et d’honneurs, l’avarice, et jusqu’aux passions amoureuses les plus « tendres ». Chaque fois, la présence obsédante de la mort rend ces préoccupations dérisoires ou dangereuses. L’argument implicite relève d’une sagesse très proche de l’épicurisme, c’est-à-dire un appel à distinguer les désirs vains de ceux qui sont naturels et nécessaires, et à se libérer de tout ce qui trouble inutilement l’âme. Dans l’idylle du Tombeau, cette influence se manifeste moins par la valorisation directe d’une vie sobre que par la nécessité de se débarrasser des faux biens, au nom du caractère définitif de la mort. Dans une perspective matérialiste, le poème affirme en effet le caractère irrévocable du trépas : « Dans cette affreuse nuit dont on ne sort jamais » (v.23). L’image de la mort comme nuit éternelle est un lieu commun de la poésie baroque, mais, en l’absence d’une éternité divine qui lui servirait d’issue et de contrepartie, elle renvoie surtout ici à l’idée épicurienne que la mort est un état sans retour, et qu’elle se caractérise d’abord par l’absence totale de sensation. Deshoulières, à l’instar d’Épicure, ne mentionne nulle vie future ni résurrection : le tombeau est un gouffre sans au-delà, un « abîme où tout se perd » (v.27). Elle écrit ailleurs « que la vie de rien ne sera suivie, et que tout meurt avec nous » (« Ode à Monsieur de La Rochefoucauld », p. 246). Ici, sans citer le philosophe pour fuir tout pédantisme, elle en applique néanmoins le principe : la finitude absolue de la vie rend absurdes bien des efforts que nous faisons en vue d’un avenir qui ne viendra pas, ou d’une postérité dont nous ne jouirons jamais. On retrouve le même argument dans ses Réflexions sur l’envie de passer à la postérité, où elle fustige le désir d’immortalité de nom comme contraire au vrai bonheur présent. Elle reconduit ici la veine des poètes libertins comme Des Barreaux2 :
D’un sommeil éternel, ma mort sera suivie,
J’entre dans le néant quand je sors de la vie.Ou bien sûr Dehénault3 :
Tout meurt en nous quand nous mourons,
La mort ne laisse rien et n’est rien elle-même ;
Du peu de temps que nous durons,
Ce n’est que le moment extrême.Après ce constat, la première cible de la critique est le culte des honneurs et des grandeurs. » Que d’inutiles soins ! que d’abus ! et pourquoi, pour orner un tombeau, se donner tant de peine ? » (v.27-30) demande la poétesse avec une lucidité mordante. L’interrogation pointe du doigt la vanité des entreprises humaines visant à glorifier notre passage sur terre : titres, monuments funéraires fastueux, pompes et privilèges ne sont, en fin de compte, que de vains ornements d’un tombeau qui n’abrite que du vide. L’expression « orner un tombeau » est particulièrement parlante : l’homme qui accumule les distinctions et les richesses au cours de sa vie ne fait qu’embellir son futur sépulcre, rempart futile contre le néant qui l’attend. Cette idée rappelle une conception platonicienne célèbre : dans le Gorgias, Socrate avance que « le corps (sôma) est le tombeau (sêma) de l’âme« , métaphore qui souligne combien la vie charnelle confine déjà l’âme dans une prison mortelle. En croyant se grandir par des honneurs mondains, l’être humain s’identifie en réalité à son corps périssable (Gorgias 493a), et les décorations qu’il y ajoute ne changent rien à son sort. Deshoulières insiste : « Pourquoi, pour arriver aux brillantes grandeurs, être dévot par mode, et flatteur par bassesse ? » (v.30-41). Elle dévoile ici les moyens immoraux que bien des ambitieux emploient pour parvenir à ces « grandeurs » éphémères : la fausse dévotion affichée par convenance mondaine et la flatterie servile. Le ton frôle la satire sociale, et l’on songe aux Caractères de La Bruyère qui, dans le chapitre De la mode, épinglent ces hypocrites changeant de conviction au gré du pouvoir en place – tel « un dévot [qui] est celui qui, sous un roi athée, serait athée ». La dévotion de mode et la bassesse courtisane sont présentées comme des comportements « criminels » (v.42) car ils corrompent les âmes et troublent la sincérité des relations, tout ça pour quoi ? Pour quelques faveurs fragiles. Le poème poursuit en effet : « suivre un heureux fat qu’un Ministre caresse » (v.43-45) est tout aussi vain. Cette image vise le phénomène du favoritisme à la cour : courir après un favori du ministre (c’est-à-dire flatter un parvenu puissant) ne garantit qu’un succès contingent et souvent de courte durée. Deshoulières, qui avait fréquenté la cour de Louis XIV, a pu observer de près la versatilité de la fortune des courtisans mais elle a pu aussi trouver ces modèles d’ambitieux dans Les Caractères. Elle condamne elle-même la fausse dévotion dans son Epître au Père de La Chaise, mais l’identification de la bigoterie de façade à une « mode » (« dévot par mode ») est directement issue de l’oeuvre maîtresse de La Bruyère : « la dévotion vient à quelques-uns […] comme une mode qu’il faut suivre » (La Bruyère), moquant ces gens de cour qui deviennent ostensiblement pieux lorsque la marquise de Maintenon entreprend de moraliser la cour d’un roi vieillissant. Deshoulières tire la conclusion : « Vous coûtez trop, tristes honneurs, et vous disparaissez avec trop de vitesse pour avoir des adorateurs » (v.45-48). Les honneurs sont tristes, parce qu’ils n’apportent au fond ni joie ni paix durable ; ils exigent en outre des sacrifices immenses (perte de probité, d’indépendance, intrigues éreintantes), et tombent si vite qu’il n’est pas raisonnable de les adorer. Cette argumentation rejoint aussi celle des moralistes du Grand Siècle sur la vanité des grandeurs. La Bruyère, encore lui, faisait dire à l’un de ses personnages : « on veut qu’aux erreurs sujettes la nature nous ait faites pour plaire, et non pour savoir », critique du courtisan qui privilégie la séduction du puissant sur la vérité. Deshoulières, de son côté, assume une posture de sagesse indépendante : refuser ce culte des honneurs, c’est recouvrer sa liberté d’esprit et son authenticité. Sa morale se rapproche ici du stoïcisme classique autant que de l’épicurisme, prônant l’indifférence aux biens illusoires de la gloire. Sophie Tonolo note d’ailleurs que cette pièce « défend une morale stoïcienne » sous-jacente, mais on n’y trouve pas l’appel à la fermeté d’âme et à l’endurance face aux peines qui constitue le grand trait distinctif de la morale stoïcienne.
Après les honneurs, le poème s’attaque à un autre faux bien : la richesse accumulée par l’avarice. La figure de l’ « insatiable et dur avare » (v.49) est dépeinte à traits vifs, dans une veine presque caricaturale qui rappelle les satires de Boileau ou certaines comédies de Molière. Ce misérable, « qui, par la faim, le froid, fait souffrir à ton corps tout ce que l’enfer te prépare » (v.49-52), subit dès cette vie les tourments qu’il mériterait dans la géhènne : à force de se priver, il transforme sa vie en supplice. L’image hyperbolique vise à souligner l’absurdité de son comportement : il se traite lui-même en ennemi (« barbare », v.53) pour amasser des trésors dont il ne jouira jamais. La question tombe, implacable : « Que te sert […] ? Emporteras-tu tes trésors ? » (v.52-54). C’est là un argument classique depuis l’Antiquité, aussi bien dans la tradition chrétienne (on songe à l’Evangile, Luc, 12, 20 : « Insensé, cette nuit-même on te redemandera ton âme, et ce que tu as préparé, pour qui cela sera-t-il ? »), que chez Épicure et Lucrèce ; celui-ci raillait déjà ceux qui, s’acharnant au travail, « se rendent la vie misérable pour gagner un jour l’accès à la richesse », oubliant de vivre. Le tableau que dresse la poétesse est très concret (elle évoque la faim, et le froid endurés par le corps) et traduit, sous une forme imagée, une éthique horatienne du juste milieu : mieux vaut vivre modestement et sereinement que de finir comme ce riche malheureux qui, au terme de sa vie, n’aura finalement accumulé que du vide. Cette condamnation de l’avarice est en parfaite cohérence avec la doctrine épicurienne, qui classe le désir de richesse illimitée parmi les désirs vains et insatiables, cause d’inquiétude permanente. Chez Deshoulières, l’avare apparaît comme l’opposé du sage : là où la sagesse se contente du nécessaire et trouve la paix de l’âme, l’avare est l’esclave de son argent, incapable de jouir et condamné à la peur de perdre ses biens. Le portrait de l’avare nous brosse une peinture du malheur auto-infligé par ignorance des vraies valeurs.
Enfin, dernier mouvement de cette leçon de sagesse : la poétesse s’adresse aux « jeunes amants » (v.55), c’est-à-dire aux âmes éprises d’amour, pour les avertir de ne pas trop s’attacher aux plaisirs de la passion. « Ah ! pourquoi cédez-vous à ce pouvoir suprême, beaucoup moins doux que dangereux? » (v.57-60) lance-t-elle dans une adresse empathique mais ferme. Si le désir est irrésistible et voulu par la nature (« pouvoir suprême »), la passion amoureuse est source de tourments. L’influence de Lucrèce est ici évidente, non seulement dans le souvenir de la toute-puissance de Vénus, mais aussi dans celui des dangers de l’amour, toujours insatisfait :
« Souvent, épuisés de faim, les amants pressent leurs lèvres altérées sur le corps qu’ils désirent ; ils se blessent l’un l’autre par des morsures ; leur ardeur furieuse erre sans fruit… car ils ne peuvent rien arracher à ce corps : ils jouissent de sa simple image. » livre IV du De Natura rerum (IV, 1121-1131)
Dans « Le Tombeau », le principal danger de l’amour réside dans l’attachement qu’il provoque, et qui aliène l’individu, au rebours de l’idéal d’autarcie auquel aspire le sage épicurien : « Hélas ! faut-il quitter trop tôt ce que l’on aime ; le moins d’attachement est toujours le meilleur » (v. 61-63). Cette sentence rappelle aussi le conseil du stoïcien Sénèque de se comporter en usager des plaisirs de la vie et non en propriétaire, prêt à les rendre sans murmure. Augustin lui-même, dans un registre chrétien, prônait le détachement des créatures pour n’aimer que le Créateur. « Le Tombeau » ne fait toutefois nulle allusion à Dieu, au salut de l’âme ou à l’enfer, sinon métaphoriquement pour l’avare. L’inspiration, dans cette pièce, semble moins religieuse que philosophique au sens terrestre : si elle recommande « le moins d’attachement », c’est avant tout pour épargner aux cœurs sensibles une douleur trop vive lorsque la mort ou la séparation frappera, c’est-à-dire que c’est l’aponie et l’ataraxie qui président ici au conseil de détachement (« Lorsque l’heure fatale sonne, on souffre moins par la douleur que par ce qu’il faut que le cœur […] abandonne »,v.64-68). Ces vers, d’une grande tristesse résignée, expriment l’idée que la peine de la mort elle-même (les souffrances physiques ou la peur) est moindre comparée au chagrin de quitter ceux qu’on aime et les choses auxquelles on tenait. C’est là une réflexion profondément humaniste : l’auteur ne prétend pas nier la douleur, ni prêcher un détachement inhumain total, mais elle constate que plus nos liens affectifs sont forts, plus notre agonie sera déchirante. Par conséquent, par une sorte de calcul de prudence, elle suggère de tempérer dès le départ nos engagements émotionnels. Ce n’est pas un détachement total comme celui de Pascal que prône Deshoulières, mais la modération : « le moins d’attachement », Cette mesure est le meilleur compromis pour être « heureux » sans trop s’exposer à la douleur. Le souffle élégiaque (le « Hélas ! » du vers 61 et l’image du départ précipité, « quitter trop tôt ce que l’on aime « ) confèrent à ces conseils une teinte de regret et de compassion. Elle parle en amie, presque en mère, invitant à aimer sobrement pour moins souffrir, préconisant « le coeur tendre » plutôt que l’extrémité de la passion, si du moins l’être humain est capable de résister au « pouvoir suprême » de l’amour.
Le Tombeau offre la conception selon Deshoulières de la préparation à la mort, ancien thème philosophique traité aussi bien par Montaigne que Pascal. Ce que recommande la poétesse pour y parvenir, c’est la sagesse d’un détachement modéré, un peu amer et résigné. La mort elle-même fait ici l’objet de cette stratégie de désublimation que nous avons déjà vu à l’oeuvre dans le recueil.
Sous couvert de déplorer la puissance destructrice de la mort sur nos bonheurs terrestres, la poétesse délivre une leçon de sagesse empreinte de philosophie antique. Certes, au premier regard, son discours pourrait passer pour une banale exhortation christiano-stoïcienne au détachement des biens d’ici-bas (on pense aux sermons sur la vanité du monde très en vogue à l’époque, ou aux écrits d’un Pascal prêchant de ne s’attacher qu’à Dieu). Cependant, Deshoulières n’évoque à aucun moment Dieu, la grâce ou le salut de l’âme. Son point de vue demeure terrestre et humain. Si la poétesse conseille de ne pas trop aimer les créatures, ce n’est pas par idéal ascétique ou par désir d’aimer un absolu divin, mais par souci du bonheur modéré : « moins d’attachement », pour éviter des souffrances inutiles. En ce sens, comme l’a bien senti l’abbé Batteux la morale de Deshoulières est « plus épicurienne » que « chrétienne » (cité par Tonolo p. 32). Si le ton est élégiaque, c’est que la poétesse, lectrice des moralistes, lucide et pratique, connaît la faiblesse du cœur humain et soupçonne la sagesse inaccessible.
III. Le poème, tombeau des tombeaux
Dès l’attaque, l’objet-tombe est nommé, apostrophé, théâtralisé : « Tombeau, dont la vue empoisonne / Les plus agréables plaisirs » (v. 1-2). Cette apostrophe n’est pas seulement une figure ; c’est une mise en scène de la parole poétique face au genre du tombeau poétique. Il en va du monument funéraire comme de la célébration littéraire : l’un comme l’autre sont censés assurer l’immortalité et pérenniser le souvenir, mais en réalité tous deux sont vains et propres seulement à susciter l’inquiétude. Le Tombeau n’est pas ici instrument de mémoire : on ne sait même pas quel corps se dissimule dans les entrailles de marbre, et cet anonymat confirme l’une des thèses récurrentes de la poétesse, selon laquelle la renommée posthume s’efface vite après la trépas. La tombe sert ici de révélateur moral : se fonction est de servir d’instrument de démystification des fausses valeurs, science, honneurs, plaisirs. C’est pourquoi les pièces funèbres de Deshoulières rejoignent ainsi les titres d’allure plus théorique ou moraliste qui disent la défiance épicurienne envers les prestiges sociaux. La vanité du tombeau, inutile mausolée d’un occupant anonyme et oublié, renvoie à la vanité du poème de célébration. « L’ornement » funéraire est à considérer aussi dans sa contrepartie rhétorique : « Que d’inutiles soins ! que d’abus ! et pourquoi / Pour orner un tombeau se donner tant de peine ? » (v. 29-30). Ce que condamne Deshoulières, c’est aussi un genre littéraire décoratif consacré à mentir et tromper en laissant croire qu’il préserve et glorifie une mémoire. On peut voir dans « Le Tombeau » un tombeau des tombeaux littéraires. Le poème peut subsister (comme le monument de marbre) mais il ne sert plus à perpétuer pour la postérité le souvenir d’un grand disparu : s’il conserve ses « ornements », c’est-à-dire ses séductions formelles (cadences, antithèses, anaphores interrogatives…) c’est non pour plaire, mais pour démonter l’illusion au profit d’un discours de vérité (le docere). La saveur métapoétique des vers 15-16 se teinte d’ironie : la poétesse s’aligne sur le modèle d’Apollon refusant d’élever des monuments (« le dieu des beaux-arts, / Qui jamais n’éleva d’autels à la fortune »). Métapoétiquement, l’idylle du Tombeau corrige le tombeau-éloge : il substitue au panégyrique un contre-éloge, en déconstruisant les honneurs et l’idolâtrie des « adorateurs » (v. 48); il redéfinit ainsi l’utilité de la poésie funèbre dans un monde où tout est menacé par la mort définitive : non pas sauver de l’oubli, non pas immortaliser, mais ôter les masques, c’est-à-dire là encore faire oeuvre de moraliste.
Conclusion
Dans « Le Tombeau », l’objet-tombe ruine la rêverie campagnarde et empoisonne ses humbles plaisirs : l’idylle, genre de l’agrément, est retournée par la présence matérielle de la mort ; une telle situation, parfaitement topique, correspond à l’économie arcadienne analysée par Panofsky, où la tombe au cœur de la pastorale impose au regard le memento mori et brise l’illusion d’un printemps éternel. Le choix de l’ « idylle-tombeau » réarticule la pastorale en théâtre d’évidences morales : on passe de l’ornement galant à la leçon éthique (la poétesse y condamne la triple vanité des grandeurs, des richesses et des « attachements »), selon le mouvement habituel des « idylles » dans notre recueil.
« Le Tombeau », ode méditative où l’éloquence élégiaque sert un propos fortement philosophique, ruine l’idéal factice d’une sociabilité galante éternellement enjouée, pour y substituer la gravité d’une pensée de la mort. Le poème confronte l’homme à sa condition mortelle, non pour le désespérer, mais pour le libérer de ses chaînes volontaires (ambition, argent, passions dévorantes) et l’inviter à la modération dans ses attachements. Malgré le contexte funèbre, l’absence de ciel consolateur, et la critique dévastatrice des valeurs humaines, les poème est porteur d’une forme de sérénité : le véritable carpe diem que propose Deshoulières n’est pas de jouir frénétiquement avant de mourir, mais de vivre sobrement, authentiquement, en accord avec la nature, sans se laisser duper par les mirages du monde. C’est en cela que son élégie sur une tombe se fait aussi leçon de bonheur.
- Voir Jean-Louis Haquette, Échos d’Arcadie. Les transformations de la tradition littéraire pastorale des Lumières au romantisme, Classiques Garnier, 2009 ; Pierre Brunel, L’Arcadie blessée: Le monde de l’idylle dans la littérature et les arts de 1870 à nos jours, Eurédit, 2005. [↩]
- F. Lachèvre, La vie et les poésies libertines de Des Barreaux, p. 246 ; cité par A. Adam, Les libertins au XVII e siècle, op. cit., p. 194. [↩]
- Imitation du second chœur de La Troade de Sénèque. Cité par A. Adam, Les libertins au XVII e siècle, op. cit.. p. 275. Voir François-Charles Daubert, L’anthropocentrisme et la question de l’intelligence des bêtes. Les Libertins érudits en France au XVIIe siècle. Presses Universitaires de France, p. 66-80. [↩]
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« La précieuse Astrée » (p. 167). Deshoulières et le rêve pastoral
La poétesse ne nourrit pas seulement une nostalgie pour la Chambre bleue : elle regrette aussi le bon vieux temps d’Honoré d’Urfé, et il est temps de tâcher d’en comprendre la raison.
I. Idylles, églogues, bucoliques. De Théocrite à Honoré d’Urfé
Je ne rappellerai que brièvement les origines, la nature et les enjeux de la forme pastorale, qui occupa une place tellement essentielle dans l’imaginaire et la culture de la Renaissance et de l’Ancien Régime.1 .
Née en Grèce avec Théocrite (IIIᵉ s. av. J.-C.), la pastorale se définit d’abord comme une poétique artificielle d’urbains ultra-raffinés mettant en scène des bergers de fantaisie aussi éloignés que possible de la réalité des champs. Les idylles mettent en scène des dialogues entre bergers, des joutes chantées sur fond de décor campagnard. On y devise d’amour, d’envie ou de gloire. Les Idylles vont fixer pour toujours les principaux éléments du code pastoral : l’onomastique des pasteurs, les chants alternés, le locus amoenus ombragé. Elles n’évitent pas toute rusticité : la 5e idylle met en scène la joute de deux bergers chanteurs et évoque les « peaux de bouc qui puent » et l’accouplement entre bélier et brebis.
ἦ μὰν ἀρνακίδας τε καὶ εἴρια τῆδε πατησεῖς,
αἴκ᾽ ἔνθῃς, ὕπνω μαλακώτερα· ταὶ δὲ τραγεῖαι
ταὶ παρὰ τὶν ὄσδοντι κακώτερον ἢ τύ περ ὄσδειςC’est à dire :
Oui, certes, ici tu fouleras des peaux d’agneau et des toisons, si tu entres, (elles sont) plus douces pour le sommeil ; mais les peaux de bouc près de toi puent davantage que toi-même.
Le Dictionnaire de Furetière donne de l’idylle la définition suivante :
Petit Poëme esgayé qui contient des descriptions ou narrations de quelques adventures agreables. Theocrite a fait des Idylles. les Italiens ont ramené l’usage des Idylles. Rampale a fait d’excellens Idylles de la Nymphe Salmacis, d’Europe ravie, &c. qui sont imitez du Preli Italien. Ce mot vient du Grec edyllion, d’eidos, figure, representation. Le propre de la Poësie est de representer vivement les choses. D’autres disent que ce mot vient d’eidos, entant qu’il signifie espece ; & qu’on appelle eidyllia des Poëmes de differente sorte.
Au Ier siècle avant J.-C., Virgile héritera de cette forme alexandrine dans ses Bucoliques, composées d’églogues, et s’en servira à son tour pour idéaliser une vie simple, délivrée des complications de la cité. Ses poèmes seront débarrassés des inconvenances de son prédécesseur grec, mais non dépourvus de badinage érotique (« Malo me Galatea petit, lasciva puella, « c’est Galatée qui me cherche, c’est une fillette enjouée », voire « folâtre » ou même « libertine »). Le Dictionnaire de Furetière (1690) ne distingue guère l’églogue de l’idylle : l’égloque, explique-t-il, est une « espece de Poësie Pastorale, où on introduit des Bergers qui s’entretiennent. Les Églogues de Theocrite, de Virgile. »
Le mythe de l’âge d’or, tel qu’Hésiode l’énonce dans les Travaux et les Jours, fournit l’arrière-plan anthropologique du genre : le monde pastoral se confond peu à peu avec un temps mythique paradisiaque, lorsqu’un printemps éternel régnait sur un monde sans labeur ni violence, livrant sans effort aux hommes les fruits de la terre. Ce paradigme de l’aisance primitive irrigue la pastorale antique puis renaissante ; il sera orchestré avec une hauteur inégalée par Virgile dans la IVe églogue : le poète y promet le retour de l’âge d’or par la grâce de la naissance d’un enfant. Ce poème, sommet des Bucoliques, est assurément l’un des textes de référence essentiels à Deshoulières qui y voit, avec toute son époque, un hymne à l’espoir, à la paix, à la concorde et au renouveau.
Ultima Cumaei venit jam carminis aetas ;
Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo.
Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna ;
Jam nova progenies caelo demittitur alto.Les Temps sont révolus qu’a prédits la Sibylle :
Les siècles, dans leur course immuable et tranquille,
A leur point de départ sont enfin revenus,
Et le dernier de tous, l’Age de fer, n’est plus.
Déjà revient Saturne, et la Vierge immortelle
Abandonnant les cieux reparaît parmi nous ;
Et les dieux, des humains cessant d’être jaloux,
Envoient sur notre Terre une race nouvelle. (trad. Henri Laignoux, 1939)La pastorale tomba en oubli au Moyen-Âge, avant d’être ressuscitée à la Renaissance. En Italie, Sannazar compose l’Arcadie (1504), premier roman pastoral, mêlant prose et vers et installant un modèle européen ; Le Tasse fonde la pastorale dramatique avec l’Aminte (1573). Les œuvres ne tardent pas à fleurir, en particulier en Italie (Guarini, Il pastor fido, 1590) et en Espagne (Montemayor, La Diana, 1559). Ces textes, souvent colorés de néoplatonisme, rencontrent un vif succès dans les cours brillantes de la fin du XVIe siècle, où ils séduisent courtisans et lettrés.
La France allait à son tour, mais quelques années plus tard, donner un chef-d’œuvre dans le genre pastoral : L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1627).2 . L’Astrée hérite des conventions pastorales et les déplace, pour transformer le genre en roman de la parole, creuset où dialogues, lettres, poèmes composent une véritable utopie d’otium conversationnel. Les bergers y jouissent d’un privilège géographique : ils habitent « auprès de l’ancienne ville de Lyon […], un pays nommé Forez, qui, en sa petitesse, contient ce qu’il y a de plus rare au reste des Gaules », parcouru par le fleuve Lignon, si « fertile » qu’il laisse à ses habitants le loisir de bavarder sans limites. L’Astrée, qui dissèque les « différents effets de l’honnête amitié », servit de laboratoire où se précisèrent grilles d’interprétation du sentiment, codes de conduite, figures d’identification, matériaux et prétextes d’écriture dont devait se nourrir se nourriront la culture mondaine dans les années qui suivirent immédiatement la publication du livre. La Chambre bleue, si matricielle pour Deshoulières, ouvre ses portes (1608) l’année qui suit la publication de la première partie de L’Astrée (1607). Cette coïncidence chronologique contribue à expliquer l’impact décisif de L’Astrée sur la sociabilité galante du XVIIᵉ siècle : l’agrégation de voix et de cadres d’énonciation y prime sur l’action, ce qui explique la fascination durable des mondains pour ce roman et son imaginaire. L’Arcadie française offrit très vite une pédagogie de la civilité, une scénographie d’affects et une économie du loisir, autant d’éléments qui passeront plus tard, via le Mercure galant et les salons, dans ces formes brèves où excellera Deshoulières.
Dans ce contexte, choisir l’églogue ou l’idylle, c’est se mesurer aux Anciens, en particulier à Théocrite et Virgile, par les formes mêmes qu’ils ont canonisées, tout en empruntant aux renaissances italienne et espagnole leur lexique philosophique de l’amour néoplatonicien et leur art de la civilité. C’est aussi, pour une poétesse comme Deshoulières, latiniste et italianisante, revendiquer une place dans le concert des « grands auteurs » en adoptant la contrainte pastorale, mais pour la plier à une éthique de la mesure et à ce naturalisme discret qui la caractérise, et que la scène bucolique rend dicible sans affectation ni provocation.
Ce faisant, Deshoulières propose une revalorisation de la nature, comme cosmos matériel mais organisé par l’amour, contre les progrès d’un rationalisme qui, bien que sous-tendu par une métaphysique, tend à réduire le réel à un jeu de forces mécaniques, c’est-à-dire contre la mise en place de ce que Philippe Descola appelle « l’ontologie naturaliste »3 . C’est cette ligne d’interprétation, qui voit la pastorale comme dispositif d’énonciation à visée éthique et philosophique plutôt que simple décor convenu ou mièvre, qui nous guidera dans les lignes qui suivent.
II. La convention pastorale : un horizon et un idéal
La pastorale chez Deshoulières met en scène une persona modulable par les prénoms codés du répertoire bucolique. Les Damon et autres Amaryllis servent de masques pragmatiques au poète ou à ses destinataires, qui se trouvent ainsi intégrés dans un jeu codé immédiatement reconnaissable. Ainsi, dans la grande scène dialoguée de l’églogue « A Monsieur d’Audiffret » (p. 360), Daphnis et Lisidor exhibent le théâtre pastoral de la confidence et du conseil, avec les variables du dépit, de la jalousie, et de la consolation des « doux entretiens ».
Daphnis, le beau Daphnis, l’honneur de ces Hameaux
Qui dans la tranquille Ausonie
De Pan conduisait les Troupeaux,
Accablé sur ces bords d’une peine infinie
Négligeait ses moutons, brisait ses chalumeaux.Si l’on ajoute la « panetière », le « chien » et la « houlette », nous trouvons ramassés tous les attributs canoniques du berger de tragi-comédie pastorale. On pourrait voir dans le choix de ces noms la simple reprise de conventions convenues, mais en réalité, l’onomastique n’est pas cliché : elle codifie un ethos pastoral fondé sur le respect, la rusticité élégante et pacifique, la valeur accordée à l’art et à la parole, mais aussi à l’échange de dons, à la civilité courtoise et à l’idéal d’honnêteté, sur fond bien sûr d’affection et d’amour tendres et fidèles. Lysidor est « enjoué » (« L’enjoué Lysidor »), compatissant, encourageant, prodiguant un « tendre reproche » à celui dont la conversation (« doux entretien ») causait naguère tant de plaisir (« avait su lui plaire ») : les valeurs prêtées à la pastorale précisément les mêmes que celles qui qui prévalent dans la sociabilité des ruelles. La pastorale offre ainsi une vision idéalisée du modèle social recherché dans les ruelles (p. 360-361).
Dans l’atelier lyrique de Deshoulières, la pastorale ne se cantonne pas à l’églogue de pleine page : elle infuse les formes brèves et performatives goûtés dans les cercles mondains, ces airs, chansons, madrigaux, rondeaux, lettres en vers qui semblent parfois ne jouer dans notre volume que des rôles de transition. Dans cette litanie de pièces fourmillant de signaux bucoliques, la pastorale y sert, tour à tour, de décor, de masque énonciatif et de régie pour le dialogue : ( » Triomphez aimable Printemps », p. 259, « L’aimable Printemps fait naître », p. 272, « Suivi des Rossignols, des Zéphyrs, des Amours », p. 302), nous trouvons toute la grammaire saisonnière et sonore de l’Arcadie chantée. L’ « air » fournit le médium privilégié propre à activer ce calendrier pastoral : sa brièveté, sa périodicité strophique et sa destination vocale invitent à une mise en scène collective, où l’auditeur mondain est aussi un exécutant. Dans « Iris. Eglogue” (p. 159), le cadre végétal (« arbres, vallon, prairies, houlette, chien, moutons, troupeau”, etc.), la distribution des rôles (Iris, Tircis, Daphné) et la présence des accessoires emblématiques (« sa musette, ses Pipeaux ») condensent tout un dispositif de jeu : l’églogue se fait dialogue adressé aux “bocages”, scène pastorale en miniature selon une scénographie topique, déclenché par un arsenal d’attributs conventionnels. Quant à l’épître « Proche des bords de Lignon », elle reprend à son compte tout le répertoire urféen : Lignon, Naïades, Zéphyr, bergers « sous les Ormeaux » et jeux d’échos, c’est-à-dire tout ce décor d’une Arcadie civilisée. La poétesse n’ignore rien du caractère convenu de ces descriptions, dont elle joue dans la lettre « Sur les bords de Lignon » : elle s’y met en scène, subissant l’influence du paysage jusqu’à laisser malgré elle son cœur s’ouvrir et se mettre à la disposition de l’amour ; « entre nous j’ai bien peur, / De ce qu’on nomme langueur » (p. 167, v. 18). On sait également qu’un refrain comme « Revenez, charmante verdure » (p. 241) circule dès la fin du siècle ; sa présence dans les tables des recueils, accompagnée de partitions, confirme son statut de marqueur pastoral immédiatement reconnaissable dans l’horizon d’attente mondain4 . Autrement dit, Deshoulières pratique la pastorale parce qu’elle sait que son public apprécie le genre.
A. Pastorale et idéal de la conversation
Chez Deshoulières, la pastorale n’est pas un simple décor bucolique : c’est une machine d’énonciation qui met en scène des voix réglées par l’otium, le locus amoenus et le code galant. L’Arcadie n’est pas une fuite : c’est un modèle et un idéal, et pour ainsi dire un laboratoire de pragmatique mondaine où la poétesse se trouve libre de tester des voix, des registres et des postures, dans le droit fil de cette utopie de bavardage que fut autrefois L’Astrée. Le rondeau « Taisez-vous, tendres mouvements » (p. 169) est exemplaire du déplacement galant de l’érotique pastorale : la plainte et l’injonction y sont relayées par le masque du berger, qui permet de dire le trouble et d’en jouer sans gravité tragique. L’aspect conversationnel et galant est aisément perceptible aussi dans l’églogue « A Monsieur d’Audiffret » (p. 360), dramaturgie du badinage où le dialogue pastoral sert de machine à transformer la plainte en casuistique du désir, au plus près des mécanismes d’une conversation mondaine pastichant le théâtre pastoral
Mais que nous veut Timandre ? il s’approche de nous.
Venez-vous demander secours contre les loups ?Timandre
Non, je viens apporter une heureuse nouvelle… (p. 364, v. 113 sqq.)
Le dialogue aménage la joute des maximes sentimentales, à la manière des échanges salonniers. Ces pièces mettent en évidence l’existence d’une pastorale mondaine vers laquelle converge les idéaux de la ruelle. L’orientation dialogique, perceptible dans l’églogue « A Monsieur d’Audiffret », éclaire la manière dont Deshoulières fait de la pastorale moins un tableau qu’un dispositif de conversation réglé par des refrains, des entrées de rôle, des accessoires, en parfaite harmonie avec les pratiques du milieu où son œuvre s’inscrit.
B. La pastorale apprivoisée
Cette fidélité à l’héritage urféen n’est pas pour autant synonyme de paresse. Pour accommoder la pastorale à sa poétique et à son éthique, la poétesse est conduite à lui faire subir une série de déplacements.
1. La miniaturisation
Ce premier déplacement est formel. L’utopie dilatée du roman aux longues histoires imbriquées avec des rebondissements se condense en expériences de voix ramassées dans des formes brèves, madrigaux, airs et chansons parfois très courts, limités à quelques vers. Au demeurant, les pièces lyriques faisaient partie intégrante du roman d’Honoré d’Urfé et entrecoupaient volontiers le récit, à la manière d’une comédie musicale, mais ici, seuls subsistent ces pièces détachées d’une histoire réduite à une trame scénaristique convenue donc aisément reconnaissable. Deshoulières nous donne des fragments pastoraux à fredonner, détachés d’un ensemble inexistant, mais qu’il est facile de resituer : la chanson LXXXVII (p. 252) mentionne Silvandre, l’un des protagonistes de L’Astrée, et l’air XCV, p. 270 rappelle les insensibles du roman pastoral, l’on songe cette fois à Diane. Dans ce régime de la brièveté et du fragmentaire, qui correspond si bien au goût de toute l’époque, la micro-scène remplace le vaste récit : un seul vocatif, quelques emblèmes suffisent à faire surgir non seulement une Arcadie, mais des situations romanesques et dramatiques topiques. Quelques mots suffisent à susciter un imaginaire et des histoires. Une telle technique repose bien sûr entièrement sur la parfaite connaissance du corpus pastoral et de ses tropes par le public mondain : la connivence est, une fois de plus, au principe de l’efficacité de ce type de dispositif poétique.
2. Une renaturalisation de la nature au nom d’une profession de foi épicurienne.
Bien au-delà du simple code qu’on respecte pour flatter le public amateur de bergeries, l’adoption de la pastorale par Deshoulières correspond au choix d’une forme idéale pour une poétesse soucieuse de promouvoir un art de vivre fondé sur un credo épicurien naturaliste. Pour l’élève de Dehénaut et la pasticheuse du De Natura rerum, la nature ne saurait être seulement un décor mièvre : d’après Epicure, dont les thèses furent mises en vers par Lucrèce, la Nature est un assemblage d’atomes agglutinés par hasard et par nécessité, en vertu de l’angle d’un mystérieux clinamen, déviation spontanée qui incline les particules dans le vide et les conduit à s’accrocher les unes aux autres, de manière à fabriquer le monde qui nous entoure. Dans cette perspective, suspecte aux chrétiens parce que l’humain n’y constitue pas un telos, il existe une force qui fait tenir ce monde assemblé par le caprice de l’aléatoire : c’est l’amour, principe d’harmonie célébré dans l’hymne à Vénus de Lucrèce traduite par Dehénault. Deshoulières a bien compris la leçon de son maître : sa poétique (autour de la Nature, de la tendresse, et des plaisirs doux) constitue le lieu d’énonciation le plus cohérent de sa profession de foi épicurienne.
a. La Nature comme norme
La pastorale n’est pas, chez Deshoulières, un simple décor charmant : elle fonctionne comme principe normatif. Dans les idylles de paysage, la Nature n’est pas seulement décrite : elle corrige les fictions sociales et réordonne les affects. La leçon du cours d’eau (sa pente régulière, sa transparence, sa franchise) met à nu, par contraste, l’opacité de la Cour (son mensonge, ses déguisements, le « bruit » de la gloire). « Les Fleurs » condensent la même éthique : elles offrent le paradigme d’un éclat bref mais sans amertume, parce que conforme aux lois du vivant (naître, briller, dépérir), et non aux illusions de durée auxquelles s’abandonnent les humains. Autrement dit : comprendre la Nature, c’est déjà apprendre à consentir à sa loi.
Cette position recoupe point par point le geste fondateur d’Épicure et de Lucrèce. La Lettre à Ménécée fait de la phýsis la référence suprême qui dissipe les peurs vaines ; le poème de Lucrèce (De rerum natura) s’ouvre, non par hasard, sous l’invocation à Vénus (hominum divomque voluptas), où la jouissance du monde naturel devient le foyer d’une cosmologie sans transcendance punitive. La Nature y est à la fois descriptive et normative : elle délivre des simulacres et rend possible l’ataraxie. Deshoulières transpose ce ‘réalisme de Nature » en scènes sensibles de petit format (idylle, églogue moderne, chanson) : au lieu d’argumenter en philosophe, elle fait éprouver dans l’ordre du sensible l’ajustement serein d’une existence au cours des choses, ce qui, chez une poétesse qui n’écrit pas de traité, vaut doctrine.
b. Cadre champêtre et sobriété des désirs
Le cœur épicurien de la pastorale déshouliérienne est l’épuration des désirs, leçon reprise par Gassendi : il s’agit de distinguer les désirs naturels des désirs vains, et substituer à la passion sociale un amour tendre conforme à la Nature. Quel genre mieux que la pastorale est à même de dépeindre le bonheur que goûtent les bergers dans leur simplicité ? Plusieurs pièces posent ce balisage avec une clarté exemplaire. Dans « Les Moutons », le troupeau figure une société délivrée des chimères : point « d’honneur » ni « d’ambition », mais la simple pratique d’un bien-être tranquille et partagé ; dans des lettres en vers ou des idylles de confidence, l’aveu amoureux est délocalisé sous les arbres, dans l’ombre fraîche, avec pour complice la rumeur des eaux et le chant des oiseaux : c’est la Nature, non l’étiquette, qui règle le dire-vrai et autorise la mesure. La syntaxe affective y est toujours la même : de la douceur plutôt que du sublime, du plaisir plutôt que du prestige, de l’équilibre plutôt que de l’« emportement ». On trouve par exemple la mise en scène pastorale de l’eros pacifié dans la Lettre à Madame. L’aveu et la réconciliation sont situés « sous ces ombrages verts… / [avec pour seuls témoins] les Rossignols et Zéphyrs » (p. 475).
Ce scénario poétique s’accorde très exactement avec l’éthique épicurienne telle que la résume Épicure : ne pas multiplier des besoins qui excèdent la Nature, et viser la plénitude sans trouble. Lucrèce, au livre IV de son poème, traite l’amour excessif comme une maladie de l’imagination et en propose une désintoxication ; Deshoulières, sans dureté polémique, réforme l’amour en douceur : elle ne diabolise pas Éros, elle le pacifie, préférant l’amour « tendre » à l’héroïque, et l’installant dans un cadre naturel qui en limite les illusions et en stabilise les plaisirs. Gassendi, dans sa christianisation d’Épicure, fournit précisément ce vocabulaire d’une hédoné mesurée, compatible avec les formes de sociabilité salonnière : l’amour n’est pas une fureur, c’est une habitude heureuse ; le plaisir n’est pas une débauche, c’est un régime. La pastorale constitue pour Deshoulières la forme la plus évidente dans laquelle peut s’incarner sa vision épicurienne.
3. « L’hiver vient-il ». Une pastorale funèbre
La pastorale chez Deshoulières n’est pas synonyme de bluette mièvre et sentimentale. Ses décors champêtres sont peuplés de tombeaux. L’éternel printemps de L’Astrée est congédié au profit du cycle des saisons et de leur retour obstiné. Dans « L’Hiver », le paysage dépouillé, avec ses « prés sans fleurs », et ses « ruisseaux glacés », devient allégorie du vieillissement : » comme la terre […] l’hiver vient-il, nous les perdons », et l’on voit « un pied dans le tombeau » qui veut encor des maîtresses », mélancolie grinçante qui débusque la persistance des désirs. Même déplacement dans « Le Ruisseau » : sous le flux limpide affleure la leçon sombre (« vous à la mer, nous à la mort ») et un inventaire des passions qui « traînent après soi le trouble, la douleur ». La pastorale devient théâtre critique où la nature rappelle la finitude et où l’humain fabrique ses propres peines. Enfin, jusque dans l’éloge funèbre, Deshoulières garde la scénographie pastorale : « Sur la mort de M. le duc de Montausier » s’ouvre « sur le bord d’un ruisseau paisible » (p. 291), mais c’est pour opposer aux arbres qui « vivent plus que nous » la destinée brève des hommes ; le tombeau y hante les coteaux, et la plainte s’inscrit dans un paysage d’automne. La pastoralité n’a décidément rien de mièvre dans les œuvres à notre programme.
La présence de la mort, de la disparition et de la précarité ne sont en réalité pas si surprenantes dans le genre pastoral. A l’époque de Deshoulières, voici longtemps que la pastorale conjugue, comme l’avers et le revers d’une même médaille, deux visages symétriques, liés tous deux à la figure de Saturne, dieu de l’âge d’or. D’un côté, Saturne protège l’agriculture, la paix, et les fondations de la société ; de l’autre, il est l’astre sombre de la bile noire, et le maître de la mélancolie, le dieu des ruines et des suicidés. L’ouvrage fondateur de Klibansky-Panofsky-Saxl, Saturne et la mélancolie (op. cit.), est construit sur cette ambivalence : ceux qui sont nés sous le signe de Saturne sont des êtres « divins » ou « bestiaux », « heureux » ou « accablés de la plus profonde douleur ».
Cette bipolarité saturnienne donne précisément à l’âge d’or, royaume de Saturne, sa tonalité double. Dans son essai « Et in Arcadia ego », Panofsky rappelle comment « Arcady came to be universally accepted as an ideal realm of perfect bliss and beauty », mais « surrounded nevertheless with a halo of ‘sweetly sad’ melancholy »5 : le pays de l’agrément est d’emblée cette contrée où le bonheur se teinte de deuil. L’auteur rattache ce mélange au passage d’une Arcadie « réelle » (chez Théocrite) à l’Arcadie virgilienne, qui invente l’ « élégiaque » : le bonheur est vu « à travers la douceur colorée du souvenir », donc déjà menacé. De là naît le motif décisif du « tombeau en Arcadie ». Panofsky en fixe la généalogie : il apparaît pour la première fois chez Virgile, avec la tombe de Daphnis (Églogues V, X), qui institue l’élégiaque pastoral
Et tumulum facite, et tumulo superaddite carmen
« Daphnis ego in silvis, hinc hujus ad sidera notus… »Élevez-lui un tombeau, et gravez-y ces vers :
« Je fus ce Daphnis connu dans les forêts et jusqu’aux astres… »Puis, à la Renaissance, Sannazar couvre l’Arcadie d’un voile de malinconia (mélancolie) ;
SELVAGGIO
Per maraviglia più che un sasso induromi,
udendoti parlar sì malinconico,
e ’n dimandarti alquanto rassicuromi.
Qual è colei c’ha ’l petto tanto erronico,
che t’ha fatto cangiar volto e costume?
Dimel, che con altrui mai nol commonicoSELVAGGIO
Par l’étonnement je me durcis plus qu’une pierre,
à t’entendre parler avec tant de mélancolie,
et, en te questionnant, je me rassure un peu.
Qui est celle qui a le cœur si errant (inconstant)
qu’elle t’a fait changer de visage et de conduite ?
Dis-le-moi : à nul autre je ne le confierai. (Arcadie, églogue 1).Enfin, Le Guerchin donne vers 1621-1623 la première figuration picturale de la mort en Arcadie, avec ses deux emblèmes, le crâne et le tombeau ; plus tard, Poussin en infléchira le sens à travers deux toiles complémentaires sur le même thème de la rencontre inopinée d’un tombeau par des bergers d’Arcadie. Une telle découverte n’est pas un simple saisissement narratif : c’est un scandale de principe, plus criant en Arcadie que partout ailleurs, parce que l’âge d’or pastoral édénique devrait exclure toute négativité ; or la pierre funéraire, surgissant au cœur du locus amoenus, défait l’équation qui liait décor bucolique et félicité. Elle transforme le paysage en rappel de la mort inévitable : au cœur du paradis, la mort s’énonce, à travers l’inscription gravée, le marbre froid et la fixité de la stèle ; la présence du trépas vient requalifier rétroactivement toutes les joies pastorales. Désormais, ces plaisirs humbles apparaissent sous le signe de la vanité : fragiles, vides, précaires. La plénitude de la félicité cède la place à un sentiment de perte. Le tombeau n’ajoute pas une simple note triste à un monde heureux : il vient miner à la racine la promesse d’un bonheur à jamais. Le temps l’emporte sur l’utopie : tel est le le sens de la formule Et in Arcadia ego. La Mort confisque la parole, et colore à jamais de couleur sombre l’idylle qui prétendait s’en protéger. La poétesse installe au cœur du cadre bucolique un memento mori obstiné : dans l’idylle même, le tombeau « empoisonne / les plus agréables plaisirs » (p. 368). Réservons l’explication du Tombeau pour le prochain billet.

Le Guerchin (Giovan Francesco Barbieri, 1591–1666)
Et in Arcadia ego, vers 1618.
Huile sur toile, 78 × 89 cm.
Rome, Gallerie Nazionali d’Arte Antica – Palazzo Barberini, inv. 1440.
Nicolas Poussin (1594–1665). Première version
Les Bergers d’Arcadie (Et in Arcadia Ego), 1627–1628.
Huile sur toile, 97,5 × 72,7 cm.
Devonshire Collection, Chatsworth (Derbyshire).
Nicolas Poussin (1594–1665). Seconde version
Les Bergers d’Arcadie (Et in Arcadia Ego), vers 1638.
Huile sur toile, 85 × 121 cm.
Paris, Musée du Louvre, Département des Peintures, INV 7300 (autre n° : MR 2339).
Actuellement exposé aile Richelieu, niveau 2, salle 825.- Je me permets de renvoyer à mon carnet de recherche Hypothèse sur L’Astrée (astree.hypotheses.org) et à mon introduction à L’Astrée, Saturne aux deux visages. [↩]
- Je suis obligé ici d’aller vite : je me permets de vous renvoyer au carnet http://astree.hypotheses.org pour plus de détails. [↩]
- Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991. Et Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005. [↩]
- Livre d’airs de différents auteurs, XXV, Paris, Christophe Ballard, 1682, f. 14v-16, F-Pn/ Rés Vm7 283 [17], Centre de musique baroque de Versailles, https://omeka.cmbv.fr/files/original/LADDA%201682-11-cat.pdf [↩]
- Erwin Panofksy, « Et in Arcadia ego : Poussin and the Elegiac Tradition, » in Meaning in the Visual Arts, New York, Doubleday, 1955, p. 297–98. Une première édition de l’article avait vu le jour dès 1936 sous le titre « Et in Arcadia ego: On the Conception of Transience in Poussin and Watteau », in Philosophy and History, Essays Presented to Ernst Cassirer, Oxford, Clarendon Press, 1936. Trad. fr. dans L’Œuvre d’art et ses significations, trad. Marthe et Bernard Teyssèdre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1969, p. 278-302. [↩]
-
« Hélas, petits Moutons »
La pastorale n’est pas, chez Deshoulières, un simple genre parmi d’autres : elle constitue l’un des ossatures du recueil et un véritable laboratoire poétique et éthique. Elle innerve tout un pan de la production, depuis les premières idylles (« Les Moutons », 1677, p. 123 ; « Les Oiseaux », 1679, p. 187) jusqu’aux années 1680 avec « Le Ruisseau » (1685, p. 215) et « L’Hiver » (1688, p. 250), mais aussi quatre églogues et des idylles d’occasion au service du prince (« Pour la naissance du duc de Bourgogne », 1682, p. 116 ; « Sur le retour de la santé du Roi », 1686, p. 197). Les petites formes plus courtes (airs, chansons) qui prennent volontiers des allures d’interlude entre des poèmes plus ambitieux, s’inscrivent presque systémariquement dans un cadre pastoral.
Cette tonalité pastorale dominante participe pleinement de la stratégie de déflation des fausses valeurs et de promotion d’un art de vivre fondé sur le style moyen. La poétesse prend soin de dépassionner l’amour pétrarquiste et désublime l’éloge, mais elle peut s’abandonner librement à la pastorale qui correspond si bien à son éthique épicurienne de la modération et de la tempérance. La forme bucolique privilégie l’horizontalité tranquille, un otium au sein d’un locus amoenus fait de ruisseaux, de zéphyrs, de masques de bergers, loin de tous les excès de la passion, et de toutes les hyperboles de l’encomium. Ce cadre convient idéalement à la poétique mondaine, d’autant que le récit d’un roman comme L’Astrée s’interrompt souvent pour laisser les personnages chanter des airs et des chansons, ou graver des sonnets sur des arbres.
La pratique de la pastorale, dans les années 1680, ne saurait être considérée simplement comme la reprise paresseuse ou nostalgique d’une mode passéiste, dont les grandes heures dateraient de l’époque d’Honoré d’Urfé et de son Astrée (1608-1625). La mièvrerie apparente (pour ne pas dire kitsch) des petits moutons et des bergers en taffetas ne doit pas nous tromper : la pastorale était, dans la seconde partie du XVIIe siècle, un enjeu littéraire central, auquel René Rapin avait consacré une Dissertation dès 16591 . La pastorale devait ensuite devenir un des lieux d’affrontement majeurs lors de la Querelle des Anciens et des Modernes ; peu après la parution du recueil de Deshoulières, en 1688, Longepierre, partisan des Anciens, fait paraître une traduction de Théocrite2 , à laquelle Fontenelle réplique la même année par des Poésies pastorales, avec un discours sur la nature de l’églogue3. Pour en résumer très brièvement les enjeux, à la conception « ancienne » de l’églogue-peinture des amours et travaux des bergers, défendue par Rapin et Longepierre, répond la définition « moderne » de la pastorale selon Fontenelle, promoteur d’un genre affranchi du rusticum, apte à dire l’aspiration humaine au repos et au bonheur, en un mot moins rustre que peuvent parfois l’être les idylles grecques.
Si les pièces composées par Deshoulières, et réunies dans un volume dont l’achevé d’imprimer est daté de décembre 1687, sont légèrement antérieures au déclenchement de la polémique Longepierre-Fontenelle, dont les ramifications se poursuivront jusqu’au XVIIIe siècle, Deshoulières ne s’en situe pas moins au coeur d’un débat très vif. Elle représente à bien des égards dans cette querelle une troisième voie, soucieuse certes de renouveler la tradition antique, mais en respectant la lettre et l’esprit des églogues et des idylles de jadis. Si la poétesse débarrasse l’idylle d’une certaine grossièreté présente chez Théocrite, elle lui donne une dimension réflexive où, fidèle à la leçon des Anciens, la Nature occupe une place essentielle.
La pastorale mondaine ne se réduit pas chez elle à un décor champêtre aimable : elle propose, à l’usage des ruelles, un modèle normatif de sociabilité. Dans la France galante, l’idéal de société auquel aspirent les mondains tend à se fonder sur la réciprocité, le respect des désirs, l’agrément mutuel et une esthétique de la douceur. Ce cadre axiologique trouve dans la pastorale utopie opératoire : une Arcadie sobre, fait de plaisirs simples, de conversations, de poésie et de musique. L’idylle chez Deshoulières met en scène ces affects tempérés et ces joies modestes qui correspondent, non sans un certain paradoxe à nos yeux, à l’idéal de cette élite urbaine et parisienne. En réalité, l’ « otium » mondain, qui institue un temps et un espace de retrait dans la société même, est la transposition salonnière de la solitude pastorale, dont elle partage les valeurs. Le rêve pastoral convertit la ville en campagne symbolique pour dire une politique de l’agrément et offrir un imaginaire de pacification des hiérarchies par l’art de plaire.
Sur le plan poétique, la pastorale devient chez Deshoulières une scène d’énonciation privilégiée, sur les « bords de Lignon » (p. 167) ; son programme poétique conjugue poésie et retrait bucolique. La parution de plusieurs idylles dans Le Mercure galant, affichant l’inscription des pièces dans l’esthétique de l’agrément mondain, n’empêche pas toutefois la poétesse d’y rechercher une vraie densité méditative. Deshoulières parvient à joindre l’utile au doux : la « nature » pastorale est principe d’orientation de la vie bonne. Si l’on doit chercher un centre de gravité du recueil, il est là, sur le rivage de ces pièces pastorales qui organisent la diversité du livre, du “bord des ruisseaux” aux salles de l’Académie, de l’Arcadie rêvée aux deuils très réels.
Philosophiquement, la pastorale, en tant que poésie « naturaliste », porte aisément la veine épicurienne de l’autrice : la nature, correctement observée, permet de définir les critères du vrai bonheur, conçu comme absence de trouble, mesure des désirs, modération des plaisirs. Deshoulières ne propose pas de « suivre la nature » au sens où les stoïciens entendaient cette formule, c’est-à-dire comme une adhésion à l’ordre rationnel du monde. Vivre κατα φυσιν, pour les Epicuriens, c’est chercher dans la Nature le moyen d’accéder à l’aponie (absence de douleur physique) et à l’ataraxie (absence de trouble de l’âme) dans une autarcie (αυταρκεια), solitude qui n’exclut pas l’amitié. La Nature des idylles rend inversement sensibles les mirages que sont la gloire, la richesse, le raffinement et l’amour-propre, qui n’apportent pas la véritable voluptas identifiée au bonheur (« L’Ambition, l’Honneur, l’Intérêt, l’Imposture, / Qui font tant de maux parmi nous, / Ne se rencontrent point chez vous », c’est-à-dire chez les Moutons paissant dans la nature, p. 124). Les idylles de nature deviennent ainsi une critique douce mais ferme de l’anthropocentrisme classique : les moutons sont « plus sages que nous » (p. 124) avec leur seul instinct, tandis que la « fière raison » humaine est à la fois « impuissante » (« Contre les passions », elle « n’est pas un sûr remède », p. 124) et source de malheur (« déchirer un cœur » est « tout l’effet qu’elle produit »). « L’indolence » des bêtes est préférable à la « chimère » de la raison, mais aussi à toutes les « trésors » que nous mettons à si haut prix et qui ne sont que « vanité » : « des Richesses, de la Naissance, de l’Esprit et de la Beauté ».
Au-delà de la dette envers un modèle narratif qui modela profondément l’art de vivre des salons, le code pastoral épouse l’option naturaliste de Deshoulières : au lieu d’héroïser le manque comme le faisait le pétrarquisme, la scène bucolique naturalise le désir, l’accorde aux saisons, fait de la douceur une force sans emphase. L’Arcadie de Deshoulières, on le voit d’emblée, n’a rien de naïf. La pastorale sait la mort tapie dans l’ombre de ces paysages semés de tombeaux et de fleurs fragiles, de sorte que l’idylle oscille entre le refuge et la lucidité.
Il faut enfin rappeler l’usage stratégique de la pastorale « à grand public » : les pièces bucoliques encomiastiques inscrivent la voix pastorale dans la liturgie monarchique, élargissant la gamme d’une poètesse de salon vers le grand genre officiel. Mais même là, Deshoulières module ce registre en lui conservant son profil propre : entre « Dieu des Guerriers » et « Dieu des Amants » (p. 105), elle revendique une liberté de ton et de matière qui relie pastorale, politique et poétique personnelle.
Si, au fond, Deshoulières s’abandonne plus facilement à l’esthétique pastorale qu’aux codes désuets du pétrarquisme, c’est qu’elle ressent moins la nécessité d’en dégonfler les prétentions mystiques. Elle avait bien compris que L’Astrée n’était pas cette hymne au néoplatonisme que les critiques modernes ont parfois voulu lire : le roman d’Honoré d’Urfé est travaillé par des forces centrifuges qui entravent son élan vers l’idéal. Les bergers jouent à l’amour, portent des masques, les échangent parfois, et tous ne sont pas des modèles de fidélité. Dans la joyeuse inconstance d’Hylas, le berger volage, « patron des indiscrets » (p. 484), Deshoulières trouve déjà une figure pour penser son rêve de bonheur humble en harmonie avec les cycles de la nature.
Dans les prochains billets, nous envisagerons le rapport de Deshoulières à la pastorale en observant comment Deshoulières rejoue la lyrique amoureuse en s’adossant à L’Astrée, en se mesurant aux Anciens (Théocrite et Virgile en particulier) et en s’inscrivant, en Moderne, dans les pratiques du Mercure galant. À travers noms et rôles (Iris, Tircis), topographies (bords de Lignon, ruisseaux, tombeaux), formes brèves (idylles, églogues, airs, chansons) et pragmatique de la réplique, nous verrons comment la pastorale devient, chez elle, non pas un décor doucereux, mais une machine de réorientation du lyrisme.
- René Rapin, Dissertatio de carmine pastorali / Dissertation sur le poème pastoral, éd. Pascale Thouvenin, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du XVIIe siècle », 2014. [↩]
- H. B. de Longepierre, Les Idylles de Théocrite, Paris, Aubouin, Emery, Clouzier, 1688. [↩]
- Bernard de Fontenelle, Poésies pastorales, avec un discours sur la nature de l’églogue, Lyon, Thomas Amaury, 1688. [↩]


