Le chant du bonheur.

Introduction à la poésie d’Antoinette Deshoulières

  • « D’arcs, de médailles, de statues » (p. 340) : vanité du monument

    En démystifiant les fausses vertus héroïques, en prônant la paix et en condamnant l’ambition et les rêves de gloire, Deshoulières affirme une éthique voire une métaphysique, mais dont les conséquences poétiques sont immédiates. Le décapage de la morale héroïque ruine en effet le socle de la poésie de célébration, et c’est ainsi tout un pan de la tradition lyrique que Deshoulières délégitime en attaquant, dans une perspective chez elle nettement épicurienne, les finalités réputées nobles de la poésie thuriféraire : chanter la gloire, assurer l’immortalité à son objet et, par contrecoup, au poète qui le célèbre. Un poète chrétien pourrait donner la pleine mesure de son talent encomiastique en substituant une figure divine au monarques humains, mais quand bien même, elle ne serait « dans le fond pas impie », une poétesse matérialiste n’a pas cette ressource.

    « Exegi monumentum« 

    Parmi les genres poétiques, c’est en particulier la vocation de l’ode que vise la poétesse : l’ode qui, depuis Pindare, assume la charge de la mémoire publique. Dès le temps de la Grèce archaïque, le chant de victoire (« épinicie » ou « chant épinicien ») fixait le nom des vainqueurs et de leurs cités, promettant qu’un kleos, c’est-à-dire une « gloire », survivrait à l’usure du temps : « Ἁ δ᾽ ἀρετὰ κλειναῖς ἀοιδαῖς χρονία τελέθει », littéralement : « la vertu se maintient durable par des chants glorieux », Pythiques, III, v. 202). Autre exemple, dans les Néméennes :

    « Mille objets divers excitent nos désirs ; mais l’athlète vainqueur dans les jeux solennels ne soupire qu’après nos hymnes, qui accompagnent son triomphe et célèbrent sa gloire. Enflamme donc mon génie, ô fille de ce dieu puissant qui règne dans les profondeurs de l’Olympe ! (Pindare, Néméennes, III, trad. Ernest Falconnet)

    Bientôt, cette mission s’est doublée d’une économie proprement poétique où le poète, en offrant l’immortalité aux autres, la conquiert aussi pour lui-même. Horace en a donné la formule canonique (Odes, III, 30) :

    Exegi monumentum aere perennius
    regalique situ pyramidum altius,
    quod non imber edax, non aquilo impotens
    possit diruere aut innumerabilis
    annorum series et fuga temporum.
    Non omnis moriar, multaque pars mei
    vitabit Libitinam
    J’ai élevé un monument plus durable que l’airain, plus haut que les royales pyramides, que ni la pluie qui ronge, ni l’Aquilon ne pourront détruire, ni l’innombrable suite des années, ni la fuite des temps. Je ne mourrai pas tout entier, et une grande part de moi-même évitera la Déesse funèbre.

    Non omnis moriar : le motif sera largement repris par la Renaissance française. Ainsi Ronsard transpose-t-il dans sa langue l’exegi monumentum, certain d’accéder par ses odes à l’immortalité :

    Tousjours, tousjours, sans que jamais je meure,
    Je voleray tout vif par l’univers,
    Eternisant les champs où je demeure,
    De mes lauriers fatalement couvers, (Ode « A sa Muse », 1587)

    Un peu plus tard, Malherbe se flattera d’offrir à son souverain un monument inaltérable : « Ce que Malherbe écrit dure éternellement », clausule qui traduit cette conviction que le poème est un instrument de durée pour les rois, à qui il offre à la foix un tombeau et un trophée1 .

    Qu’avec une valeur à nulle autre seconde,
    Et qui seule est fatale à nostre guérison,
    Votre courage, meur en sa verte saison,
    Nous ait acquis la paix sur la terre et sur l’onde ;

    Que l’hydre de la France, en revoltes feconde,
    Par vous soit du tout morte ou n’ait plus de poison,
    Certes, c’est un bon-heur dont la juste raison
    Promet à vostre front la couronne du monde.

    Mais qu’en de si beaux faits vous m’ayez pour témoin,
    Cognoissez-le, mon Roy, c’est le comble du soin
    Que de vous obliger ont eu les Destinées.

    Tous vous savent louer, mais non également ;
    Les ouvrages communs vivent quelques années.
    Ce que Malherbe écrit dure éternellement.

    « Les grands crimes immortalisent » : Les « Réflexions morales » comme tombeau des tombeaux

    Les « Réflexions morales » (p. 339) commencent par mimer le programme de la célébration poétique pour mieux le retourner. L’ekphrasis du portrait par la « savante Chéron »2 réactive d’abord les lieux communs de la gloire posthume (« plaire et durer toujours », « la race future connaîtra »). Le portrait de la célèbre peintre offrira à la poétesse l’immortalité rêvée, en une image idéalisée débarrassée des traces de sa maladie. De peintre à poète, il n’y a pas loin, en vertu de l’adage horatien d’une équivalence entre ces deux arts (« ut pictura poesis« , Art poétique, v. 361) : en chantant le pouvoir du pinceau de Chéron, c’est aussi la puissance de sa propre plume dont elle paraît faire ici l’éloge, mais pour l’interrompre aussitôt formulé.

    Au bout de quelques vers en effet, l’élan s’arrête, l’auto-célébration de l’art se heurte à une brutale désillusion (« Fol orgueil ! »), fondée sur un constat anthropologique, l’universalité d’un narcissisme qui nous aveugle (« L’amour-propre est toujours le plus fort », p. 340). Deshoulières semble ici retrouver les accents des moralistes, dont la dénonciation de l’amour de soi était le leitmotiv : nous en avons parlé dans le billet précédent. Ce que l’ode érige depuis toujours en fin dernière, la transmission d’un nom destiné à traverser les âges, se trouve requalifié en « agréable erreur » de l’amour-propre : vouloir se soustraire à la mort en laissant de soi un bruit chez les vivants. Le renversement est double.

    • D’une part, la poète substitue au futur chimérique de la gloire le seul bien réellement désirable, le présent du vivre (« nous perdons le présent, ce temps si précieux, le seul bien qui nous appartienne »).
    • D’autre part, elle exhibe la machinerie matérielle de la mémoire par une litanie dépoétisante (« Obélisques, Portraits, Arcs, Médailles, Statues, Villes, Tombeaux, Temples, Palais ») : sous l’auréole de l’éternité, de tels monuments ne sont que des dispositifs d’orgueil, d’argent, et d’ordre, de simples objets, blocs de marbre vidés de sens et de substance.

    Plus profondément, la fonction morale de la mémoire est neutralisée. Le « Temple de Mémoire » enregistre indifféremment Pénélope et Médée, Titus et Néron : aux yeux de la postérité, « Les grands crimes immortalisent / Autant que les grandes vertus ». L’exemplarité de l’ode, dont la mission était de magnifier les vertus et, en négatif, de condamner les vices, échoue dans sa mission. Même la concession équitable (« ces espérances ont parfois servi de frein aux passions »), plus ou moins inspirée de La Cité de Dieu ( « Verum tamen qui libidines turpiores fide pietatis impetrato Spiritu sancto et amore intellegibilis pulchritudinis non refrenant, melius saltem cupiditate humanae laudis et gloriae non quidem iam sancti, sed minus turpes sunt« , « Et cependant, quand on n’a pas reçu du Saint-Esprit la grâce de surmonter les passions honteuses par la foi, la piété et l’amour de la beauté intelligible, mieux vaut encore les vaincre par un désir de gloire purement humain que de s’y abandonner ; car si ce désir ne rend pas l’homme saint, il l’empêche de devenir infâme. », Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, livre V, chapitre XIII. )) est aussitôt contrebalancée par l’énumération des forfaits enfantés par le désir d’une gloire immarcescible :

    Combien d’impostures, De Sacrilèges, d’attentats,
    D’erreurs, de cruautés, de guerres, de parjures,
    A produit le désir d’être après le trépas
    L’entretien des races futures !

    Alors qu’Horace se promettait de « ne pas mourir tout entier » (ou lorsque Ronsard  espérait ne pas mourir du tout), ici au contraire, la contre-scène infernale (sur les bords du Cocyte, « on n’entend rien ») ôte à la gloire son sujet. La renommée ne réjouit pas les morts, elle n’enrichit que des « indignes neveux » et des « discours pompeux » ou pompiers. La soif d’une gloire creuse acquise post mortem se révèle en réalité asservissement voire addiction ici et maintenant : dès à présent, elle « dévor[e] les cœurs » et dissipe le seul capital légitime, le temps vécu. La leçon est ici très évidemment orientée par l’héritage de Lucrèce, comme l’a montré Gerdes : la « dés-immortalisation » de la poésie chez Deshoulières n’est pas un simple mot d’humeur, c’est la conséquence directe d’un épicurisme tempéré, qui tolère le bien-fondé d’une gloire limitée, mais refuse sa transmutation en mythe posthume. Le souci du « repos », forme mondaine de l’ataraxie du sage épicurien, invite à une humilité qui détourne de la poursuite de la gloire : c’est le cœur de la démonstration de Nan Gerdes consacrée précisément aux vertus « post-héroïques » chères à Deshoulières3 .

    Reste un dernier point, une porte étroite mais décisive : si la poétesse refuse la commémoration monumentale, elle accepte en revanche la mémoire affective et le souvenir de l’amicitias, autre vertu épicurienne, « regrettés par nos amis »4 . Ce qui demeure, ce n’est pas le « bronze » ou le « marbre » (p. 308), c’est le lien. La fin, d’une ironie lucide, scelle la leçon : la voix se surprend contaminée par la même vanité qu’elle censure (« Moi qui la condamne [la vanité] ait peine à m’en défendre… Ce portrait… me remplit malgré moi de la flatteuse attente »). Cet aveu n’invalide pas le propos ; il l’authentifie et en prouve l’universalité, car personne n’y échappe, et l’on retrouve, ici encore, la leçon des moralistes craignant d’être aveugles aux maux qu’ils dénoncent chez les autres. À la liturgie héroïque du « monument plus durable que l’airain », le poème oppose une éthique de la tempérance, qui privilégie le goût du présent, manifeste une retenue sceptique devant les fictions de l’éternité, et porte le soupçon sur l’économie des signes de gloire. Ainsi, l’ode commémorative se trouve sapée sans éclat polémique : par dessillement, selon une méthode chère à ceux qu’on appelle « les moralistes », et pratiquée avec brio par La Rochefoucauld. Le chant ne promet plus de sauver le nom du naufrage ; il apprend, si l’on ose ici paraphraser un slogan de Mai 68, à ne pas perdre sa vie à vouloir la sauver. Au lieu de la montée sublime promise par l’ode, la pièce reconduit à une sagesse du présent, l’ « utile » du vivre-bien contre l’inquiétude d’un futur chimérique.

    Les « Réflexions morales » ne laissent pas de détonner dans une œuvre qui comporte un fil encomiastique si fort. L’ouvrage charrie bien des textes de célébration et de circonstance : épîtres et odes au Roi, idylles dynastiques (par exemple sur la naissance du duc de Bourgogne), pièces sur la santé ou les victoires de Louis, etc., autant de lieux attendus de mémoire publique et d’élévation des « grands ». Deshoulières affiche même une posture double qui assume l’alternance du registre officiel et du loisir galant : « Seule au bord des ruisseaux je chante sur ma lyre, / Ou le Dieu des Guerriers, ou le Dieu des Amans ». Or, les « Réflexions morales » viennent miner de l’intérieur la téléologie traditionnelle du grand lyrisme, qui tend à commémorer, à faire durer, à immortaliser. L’effet de résonance voire de dissonance dans le volume est net. Les poèmes de louange demeurent (et participent à la construction d’une persona d’autrice capable d’occuper l’espace de l’éloge officiel), mais ils sont les textes les moins appréciés des recueils, et surtout des pièces à lire sous le contre-jour d’une poétique de la mesure qui en assèche l’héroïsme rhétorique. La même poète qui peut chanter le Dieu des Guerriers s’emploie ailleurs à dégonfler la fiction d’immortalité : la commémoration n’est plus un absolu, mais un usage social soumis à l’épreuve du vrai, du vraisemblable et du présent vécu. D’où un clair-obscur de lecture : les morceaux d’apparat fonctionnent, dans notre édition, comme un plan lumineux que les « Réflexions morales  » viennent traverser d’un contre-rayon sceptique, rappelant que la gloire est simultanément moyen de police des mœurs et mirage passionnel, dans une perspective paradoxalement fidèle à la fois aux leçons de l’épicurisme et du sévère christianisme augustinien. On comprend mieux, enfin, que cet effet dépende aussi de la mise en recueil et de l’architecture de notre édition : l’ordonnance voulue en 1688 a été reprise puis troublée dans les éditions postérieures, la partie encomiastique s’insérant désormais dans un ensemble où les textes de sagesse et de loisir rééquilibrent, voire déjouent, l’attente d’un grand lyrisme de célébration. Autrement dit : l’effet produit par la mise en recueil expose la machine de la gloire, et la débraye dans le même mouvement.

    1. « Au Roy [Louis XIII] », 1624, in Œuvres poétiques, texte établi par Prosper Blanchemain, E. Flammarion, Librairie des Bibliophiles, 1897, p. 242. []
    2. Élisabeth-Sophie Chéron (1648-1711) était une artiste peintre, mais aussi poétesse et traductrice, membre de l’Académie royale de peinture depuis 1672, p. . []
    3. Voir Nan Gerdes, « Epicurean Virtues for a Post-Heroic Age ? Tracing the Critique of Heroism in Antoinette Deshoulières’ Poetry and Drama », in C. Franzén, & J. Vernqvist (Eds.), Body, Gender, Senses : Subversive Expressions in Early Modern Art and Literature, De Gruyter, 2024, p. 77-98, https://doi.org/10.1515/9783110799330005 []
    4. « Ὧν ἡ σοφία παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίου μακαριότητα, πολὺ μέγιστόν ἐστιν ἡ τῆς φιλίας κτῆσις », « maxime principale » rapportée par Diogène Laërce, livre X sur Epicure : « De tout ce que la sagesse nous procure pour le bonheur de la vie entière, le plus grand bien est la possession de l’amitié ». []
  • Démolition (épicurienne) du héros

    Deshoulières n’a certes pas le monopole des attaques contre l’honneur, l’héroïsme et les vertus guerrières. La seconde moitié du XVIIe siècle est marquée par un recul de la morale aristocratique : après l’échec de la Fronde (1648-1652), le roi se réserve désormais pour lui-même toute la gloire, aussi le désenchantement gagne-t-il la noblesse. De nouveaux idéaux moraux se substituent au modèle du soldat courageux : au chevalier se substitue un nouveau type, l’honnête homme. Le panache guerrier et chevaleresque d’un Rodrigue cède la place aux qualités de mesure, de discrétion, et de modestie. Philippe Sellier écrit1 :

    À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle s’est développée une critique corrosive de la conception traditionnelle de l’héroïsme. En France, un Pascal et un La Rochefoucauld participent à cette « démolition du héros »2 . Le tournant le plus net est pris avec Les Aventures de Télémaque (1699), où Fénelon – un archevêque –, tout en maintenant les exploits classiques (lutte contre le monstre, combats singuliers), fustige les héros épris de violence comme des « fléaux du genre humain » ; l’idéal devient le sage politique, pacifique, créateur de cités harmonieuses.  

    « Et la gloire et l’honneur, ces fatales chimères » (p. 105)

    On explique en général cette crise de l’héroïsme par :

    • l’écrasement des dernières révoltes nobiliaires ;
    • l’influence de la société de cour qui privilégie l’art de vivre ensemble à la valorisation de la prouesse ;
    • la place du christianisme augustinien, prompt à exprimer sa méfiance envers l’orgueil et la superbe. Dans le sillage de l’Ecclésiaste, les chrétiens considèrent que
      • la gloire humaine est vanité, « vanité des vanités », « Vanitas vanitatum » selon la formule de l’Ecclésiaste (1, 2) reprise sous toutes ses formes aussi bien par Pascal que par Bossuet ;
      • et à la suite de La Cité de Dieu, que l’honneur n’est qu’un théâtre d’illusions (Augustin appelle à « l’éradication de l’amour des louanges humaines », puisque « toute la gloire des justes est en Dieu », Cité de Dieu, V, 14).

    D’où le climat « moraliste » des années 1650-1680 : Jacques Esprit dissèque la vanité des grandeurs instituées (La Fausseté des vertus humaines, 1678) ; La Rochefoucauld met à nu l’amour-propre qui se déguise en courage, générosité, sens de l’honneur ; il consacre à l’amor sui, traqué déjà par Augustin comme racine des maux, la première maxime supprimée :

    « l’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens… »

    Même dénonciation du narcissisme chez Pascal3 : « La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi, et de ne considérer que soi ».

    On retrouve en apparence cette basse continue chez Deshoulières, et on aurait tôt fait de voir dans l’interlocutrice de La Rochefoucauld (p. 241) un double féminin du moraliste :

    « l’amour propre en nous est toujours le plus fort,
    Et malgré les combats que la sagesse livre,
    On croit se dérober en partie à la Mort
    Quand dans quelque chose on peut vivre… » (p. 340)

    Mais ce masque de conformisme moral chrétien peut cacher, ou “dis/simuler” (Cavaillé) une autre raison, moins avouable, mais plus fondamentale chez Deshoulières, de suspecter la gloire : l’enseignement de Lucrèce, qu’elle reçut de Dehénault et auquel elle fut sensible. L’épicurisme n’est pas un mode de pensée moins puissant que le christianisme augustinien pour expliquer la démolition du héros dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Deshoulières joue à dessein d’une apparente proximité entre les analyses  chrétiennes et lucréciennes pour avancer masquée.

    Dans le livre III du De Natrura rerum, Lucrèce démontait en effet déjà très méthodiquement l’imaginaire de la fama et des honores, bien évidemment sans aucun écho chrétien. Chez le poète latin, renommée et honneurs ne sont pas des biens, mais des symptômes d’anxiété, faibles remparts contre la peur de la mort. Ils répondent au besoin d’exister et de se perpétuer symboliquement dans l’imagination des hommes, à défaut de pouvoir vivre toujours. Lucrèce relie directement honneurs et pathologies de l’âme : « avarities et honorum caeca cupido » poussent les hommes à franchir les limites du droit, à tramer des crimes, jusqu’à la guerre civile (III, 59-73).

    Denique auarities et honorum caeca cupido,
    Quae miseros homines cogunt transcendere fines
    Iuris et interdum socios scelerum atque ministros
    Noctes atque dies niti praestante labore
    Ad summas emergere opes, haec uulnera uitae
    Non minimam partem mortis formidine aluntur.

    Et l’aveugle désir de richesse et d’honneurs,
    Poussant les malheureux à transgresser le droit
    Et parfois serviteurs et complices du crime,
    À tâcher nuit et jour d’atteindre à l’opulence
    Par d’intenses labeurs : ces plaies de la vie,
    C’est la peur de la mort qui surtout les nourrit. (trad. Ariel Suhamy)

    L’appétit d’honores corrompt, loin d’élever : il est le fruit d’une crainte mal guérie (III, 63-69). On retrouve le même nerf satirique dans l’attaque contre la gloire posthume : les hommes avides de gloire « Intereunt statuarum et nominis ergo », « périssent pour des statues et pour le nom » (III, 78) ; certains sont aveuglés jusqu’au point paradoxal qu’ils en viennent à haïr la vie et à se donner la mort, oubliant que la racine de leurs tourments est précisément la crainte de mourir (III, 79-86). La tonalité est identique chez Deshoulières, dans ses Réflexions morales : 

    Il n’est chagrin, travail, danger, adversité,
    À quoi les mortels ne s’exposent
    Pour transmettre leurs noms à la postérité   ! (p. 340)

    Se gâcher l’existence pour tenter de survivre dans la mémoire des hommes, il n’est pas plus grand ridicule, estime la poétesse, mais cette contradiction est au fond tragique. Les « Réflexions morales sur l’envie immodérée de faire passer son nom à la postérité » démontent l’illusion même de survivre par la gloire : croire « se dérober en partie à la Mort » (p. 340) par quelque voie que ce soit est une « agréable erreur » qui nous fait perdre « le présent, ce temps si précieux ». Cet argument est un calque de l’argumentaire anti-fama lucrétien : l’avenir chimérique vole la jouissance du hic et nunc.

    Mais quand nous descendons dans ces demeures sombres
    La gloire ne suit point nos ombres,
    Nous perdons pour jamais tout ce qu’elle a de doux 
    Et quelque bruit que le mérite
    La valeur, la beauté, puisse faire après nous,
    Hélas ? on n’entend rien sur les bords du Cocyte ! (p. 341)

    Deshoulières considère l’éternisation par le nom avec une ironie sourde parce que, en disciple de Lucrèce, elle sait que l’immortalité symbolique ne guérit rien : elle masque la peur et détruit la cité plus qu’elle ne l’édifie.

    « Mourir n’est pas le plus grand des malheurs » (p. 171)

    Le coup de grâce doctrinal intervient à la fin du livre III du De Naturea rerum. Le cœur de la démonstration tombe comme un couperet, traduit  directement d’Epicure : « Nil igitur mors est ad nos« ,  « la mort, donc, n’est rien pour nous » (III, 833-872)4 . Si, une fois dissous, nous ne sentons plus rien, aucune renommée future ne pourra nous atteindre ; viser l’immortalité par la gloire est donc une erreur de perspective (III, 833-845, 867-872).

    ubi non erimus, cum corporis atque animai
    Discidium fuerit, quibus e sumus uniter apti,
    Scilicet haud nobis quicquam, qui non erimus tum,
    Accidere omnino poterit sensumque mouere,
    Non si terra mari miscebitur et mare caelo.

    quand nous ne serons plus, qu’âme et corps
    Divorceront, rompant l’union qui nous forme,
    Nous qui ne serons plus, rien, absolument rien
    Ne pourra nous atteindre ni mouvoir nos sens,
    Même si terre et mer, mer et ciel se mêlaient.

    La leçon invite donc à dédaigner la mort. Or, le mépris de la mort, est un autre topos de la morale chrétienne. Il pourrait passer inaperçu à une lectrice ou un lecteur rapide, alors que la perspective est radicalement différente. Pour un esprit religieux, c’est la Résurrection qui a fait perdre à la mort son aiguillon ; pensée comme passage, elle sert d’outil ascétique (memento mori) pour détacher des faux biens (richesse, gloire, panache guerrier). D’où la pédagogie des vanités et des oraisons funèbres : la contemplation de la fin corrige l’amour-propre, brise le divertissement, rend l’âme disponible au devoir de justice et de charité.

    Ce n’est toutefois pas dans cette perspective qu’il faut lire le contemptus mortis tel que l’exprime Deshoulières : bien des indices textuels révèlent que la démystification de la mort relève moins d’un horizon sotériologique religieux que d’une thérapie épicurienne fondée sur l’apaisement des angoisses, un matérialisme tranquille et la valorisation du présent. C’est dans cet horizon qu’il convient de situer sa critique des honores et de la fama posthume, ainsi que sa politique de la paix. Le geste de désenvoûtement n’est pas sans similitude avec l’optique chrétienne, mais les motivations et la finalité sont tout autres.

    Deshoulières démystifie la mort, comme processus naturel, non événement terrifiant, par exemple dans les Réflexions diverses, où le trépas apparaît naturalisé sous forme d’une décomposition continue du corps (« Il commence à mourir longtemps avant qu’il meure… Il périt en détail imperceptiblement », p. 191), ce qui en sape la charge d’effroi, de sorte que l’on retrouve non seulement l’argument en lui-même, mais l’effet lucrétien recherché par « la mort n’est rien pour nous ». La mort n’est plus un coup de tonnerre métaphysique, mais un nom qu’on donne à la dernière heure d’un processus déjà à l’œuvre. Un lexique matérialiste décrit la mort comme dissolution d’atomes remis en circulation dans le grand tout : « Que le corps se décompose… Et que toujours la matière / Infinie… circule dans l’univers », écrit la poétesse à La Rochefoucauld (p. 246), dans des vers très proches de ceux de Lucrèce :

    Nunc igitur quoniam quassatis undique uasis
    Diffluere umorem et laticem discedere cernis,
    Et nebula ac fumus quoniam discedit in auras,
    Crede animam quoque diffundi multoque perire
    Ocius et citius dissolui in corpora prima,
    Cum semel ex hominis membris ablata recessit ;

    Puisque donc à présent, de vases qu’on secoue
    On voit s’écouler l’eau qui partout se dissipe,
    Comme aussi dans les airs la brume et la fumée,
    Crois bien que l’âme aussi s’effuse et bien plus vite
    Périt, plus prompte à se dissoudre en corps premiers,
    Dès que du corps de l’homme elle s’est retirée (De Natura rerum, III, v. 434-439) .

    La « substance » de l’âme se défait et « se disperse comme une fumée » dans l’air.  Le motif de la mortalité universelle, loin d’effrayer, fait  au contraire disparaître toute épouvante, mieux que ne le ferait une hypothétique survie post mortem : si tout est recomposition de matière, la mort est un changement « d’arrangements », non une catastrophe absolue. Ces échos permettent de lire la démystification de la mort par Deshoulières, et sa défiance consécutive envers la fama, comme une transposition mondaine et poétique d’une physique de la dissolution.

    La relativisation des biens de la vie, lorsque la souffrance devient insupportable, est une autre raison d’origine épicurienne motivant le mépris de la mort.

    La vie est-elle un bien si doux ?
    Quand nous l’aimons tant, songeons-nous
    De combien de chagrins sa perte nous délivre ?
    Elle n’est qu’un amas de craintes, de douleurs,
    De travaux, de soucis, de gênes.
    Si nous voulons goûter ce qu’elle a de douceurs
    De nos plaisirs on fait nos peines.
    Pour qui connaît les misères humaines,
    Mourir n’est pas le plus grand des malheurs. (p. 171)

    Le dernier vers cité, on l’aura reconnu, n’est autre que la version formellement édulcorée par la grâce de l’euphémisme du nihil ad nos. Mais sur le fond, la leçon est la même. Le renversement de l’affirmation de la valeur de l’existence en acceptation de la mort (quand la vie n’offre plus rien d’agréable) rejoint la thérapie épicurienne : ce qui compte, ce n’est pas d’allonger la vie, mais d’en tarir les sources d’angoisse et de douleur qui la rendent misérable. Les grands suicides stoïciens et héroïques ne sont-ils pas, après tout, le résultat d’un simple calcul d’intérêt ?

    Ces Grecs et ces Romains dont la mort volontaire
    A rendu les noms si fameux
    Qu’ont-ils fait de si grand ? Ils sortaient de la vie
    Lors que de disgrâces suivie
    Elle n’avait plus rien d’agréable pour eux.
    Par une seule mort ils s’en épargnaient mille ;
    Qu’elle est douce à des cœurs lassés de soupirer ! (p. 194)

    La belle mort stoïcienne, le suicide comme chemin de liberté, n’a en réalité rien d’édifiant : elle n’est que le résultat d’une balance des peines et des plaisirs. La lecture est résolument épicurienne et anti-stoïcienne : une vie de tourments et de douleurs ne vaut tout simplement pas d’être vécue.

    En somme, Deshoulières relaie le « nihil ad nos » épicurien par une série de gestes très cohérents :

    • vaincre la peur en naturalisant la mort (c’est-à-dire en la resituant dans un ordre naturel, essentiellement cyclique et saisonnier chez Deshoulières) et en la réduisant à un processus progressif de dispersion. C’est-à-dire qu’elle retire au trépas son prestige tragique ;
    • mesurer la vie au critère des peines et des plaisirs ;
    • dénoncer l’imposture de la gloire posthume qui nous vole le présent ;
    • inscrire toutes choses dans la circulation de la matière et la respiration cyclique de l’univers ;

    Ces motifs font plus qu’évoquer Lucrèce : ils déclinent sa cure contre la peur en langue mondaine, jusqu’à transformer l’horreur de la mort en savoir-vivre du présent, édulcorant la formulation mais sans rien ôter à la puissance subversive de l’épicurisme matérialiste en contexte chrétien.

    « À l’ombre des ormeaux, vivre et mourir en paix » (p. 453)

    Même ambiguïté dans l’aspiration de Deshoulières à la paix et au repos. On pourrait aisément l’interpréter sous l’angle de la religion : le Christ déclare bienheureux les artisans de paix5 et les dévots du XVIIe siècle réorchestrent le vieux thème du contemptus mundi qui pousse les moines et les ermites à se retirer de la vie sociale pour vivre leur foi plus intensément, et souvent en communauté. Mais sous ces dehors de compatibilité chrétienne, l’aspiration au repos et à la paix est sans équivoque de tonalité lucrétienne chez Deshoulières.

    Dans « La Solitude, idylle », la paix est d’abord associée au Jardin d’Epicure. Rien de plus éloigné des « affreux déserts » où se retirent les ascètes chrétiens que l’agréable solitude bucolique chantée par la poétesse :

    Charmante et paisible retraite,
    Que de votre douceur je connais bien le prix !
    Et que je conçois de mépris
    Pour les vains embarras dont je me suis défaite !
    Que sous ces chênes verts je passe d’heureux jours !
    Dans ces lieux écartés que la Nature est belle ! (p. 260)

    Ces vers proposent un contre-modèle de la solitude chétienne. Certes, comme les ermites et les Pères du désert, Deshoulières s’écarte du monde bruyant des honneurs et des « vains embarras » de la vie sociale ; mais la finalité n’est plus l’ascèse ni l’épreuve d’un desertum conçu comme théâtre de pénitence : c’est l’otium horatien qu’elle espère, c’est-à-dire un temps rendu à soi, aux échanges mesurés, au vers, aux « innocents plaisirs ». Là où le désert patristique suppose une nature blessée qu’il faut mortifier, la « paisible retraite » suppose une nature hospitalière : ruisseaux, zéphyrs, ombre,  composent un milieu pacifiant qui dégonfle les passions. La solitude , délestée de tout sublime pénitentiel par le style moyen et conversationnel, constitue ainsi la meilleure propédeutique à l’ataraxie : la retraite est ici l’anti-désert héroïque. La paix apparaît dans cette pièce comme liée à l’ordre de la nature, harmonie spontanée et égalitaire qui rejoue la visée d’ataraxie d’Épicure : la communauté réglée par l’amour (et non par la force) institue un état sans crainte ni rivalité. Nan Gerdes cite le passage sur l’absence de « pouvoir tyrannique » et la formule « Tous les biens sont communs, tous les rangs sont égaux », qu’elle rapporte à une alternative épicurienne aux passions de gloire et de pouvoir6 . On est au plus près d’une politique des « effets pacifiques », la paix conçue comme égalité de jouissance, idéal que Lucrèce oppose aux « honores » et aux convoitises qui troublent la cité.

    Dans cette peinture de la solitude, on retrouve à l’œuvre ici un double jeu comparable à celui de La Fontaine dans sa dernière fable, “Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire” : comme l’a montré Charles-Olivier Stiker-Métral, dans cet ultime poème du dernier livre, sous l’hommage allégué à Robert Arnauld d’Andilly, hermite « janséniste » de Port-Royal, le fabuliste masque les accents épicuriens de son évocation de la solitude7 . La leçon, épicurienne, est sans doute passée par le filtre de Gassendi : « Celui qui a la possibilité de vivre à la campagne ou dans son petit jardin, quelle raison aurait-il de briguer les honneurs? »8 .

    Dans le portrait de Tircis (p. 90 sqq.), la poétesse dégonfle la virilité tapageuse et redéfinit la valeur à l’aune du repos, expression mondaine de l’ataraxie : « Et bien qu’il passe ici pour un Héros paisible… Il est fort paresseux, il aime le repos » (p. 94). La pointe oxymorique, mi-satirique, mi-programmatique, déplace la hiérarchie des vertus : un « héros » acceptable est un héros pacifié, qui aime moins la conquête que qu’une tranquillité toute horatienne.  Dans ce régime inversé de l’héroïsme, on s’illustre en vivant caché, conformément au principe d’Epicure, Λάθε βιώσας (« vis caché »)9 . Savoir jouir d’une existence simple, loin du fracas et de la course aux honneurs, n’a rien d’aisé, et  pourtant c’est cette quête-là seule qui confère une vraie gloire digne d’être poursuivie (« Par des sentiers secrets… Tircis cherche la gloire », p. 93). Ce renversement anti-héroïque de la prouesse est horatien dans le ton, mais doctrinalement épicurien : substituer la metriotes (les « assez » récurrents) au toujours plus qui alimente la cupiditas décrite par Lucrèce, c’est déplacer la valeur vers la modération sereine plutôt que vers l’éclat agressif.

    Enfin, « Les Oiseaux », sur un thème proche des « Deux Pigeons » de La Fontaine, articulent plus nettement liberté et quiétude en maxime civique : « Les filets qu’on vous tend sont la seule infortune… Vivre dans la contrainte est le plus grand des maux » (p. 189). La liberté n’est pas panache héroïque qu’on revendique, mais absence de domination, condition même d’une vie heureuse et sûre selon Epicure (autarkeia), transposable au politique autant qu’au domestique. La lecture de Nan Gerdes met en série ces maximes avec « l’état naturel » d’une société fondée sur la douceur, l’amour, la liberté et le partage des biens.

    Pris ensemble, ces trois foyers montrent que, hors du registre royal et guerrier, Deshoulières chante la paix comme principe d’ordre et d’harmonie : une paix partagée (« La Solitude »), désérotisée et détachée du sublime (Tircis), associée à lé liberté (« Les Oiseaux »).

    Dans ce cadre, la critique deshoulierienne de la renommée-fumée, sa préférence pour les plaisirs mesurés et la paix plutôt que les panaches belliqueux, prennent une coloration plus cryptée : sous le vernis galant et l’éloquence mondaine, sous la tranquillité d’un épicurisme de salon, sous l’apparence d’un discours chrétien, on reconnaît une position philosophique plus subversive, matérialiste et irréligieuse.

    Le plus étonnant est que la poétesse, malgré ces dispositions pacifiques et anti-héroïques, ne renonce par à l’éloge. Elle le traite toutefois dans un mode mineur, pas foncièrement incompatible avec sa profession de foi libertine. C’est ce que nous verrons dans le billet suivant.

    1. Philippe Sellier, « Du héros guerrier au héros civilisateur », https://essentiels.bnf.fr/fr/focus/f7b994b5-bba8-4a41-9d93-10351b9efd0c-heros-guerrier-heros-civilisateur-1. []
    2. Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, 1948. []
    3. Pascal, Pensées, Le Livre de poche, édition Sellier, fr. 743. []
    4. Voir Jean Salem, La mort n’est rien pour nous. Lucrèce et l’éthique, Paris, Vrin, 1998. []
    5. Matthieu, 5, 9. []
    6. Art. cit., p. 261-263. []
    7. Charles-Olivier Stiker-Métral,  » ‘Ainsi parla le solitaire’. Itinéraire augustinien dans les Fables de La Fontaine »,La Solitude et les solitaires de Port-RoyalChroniques de Port-Royal, n° 51, 2002, p. 325-346. []
    8. « cui sic vivere in agris aut in hortulis suis licet, quid est, quamobrem honores ambiat », « Ethique », in Les Libertins du XVIIe siècleop. cit., p. 680. []
    9. En réalité, l’expression se trouve dans Plutarque. Voir Jacques Boulogne, Plutarque dans le miroir d’Epicure, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2003. []
  • Blâme impensable, éloge impossible

    Le rapport de Deshoulières à la lyrique encomiastique est tout aussi complexe que celui qu’elle entretient avec la lyrique amoureuse. Le terrain est ici particulièrement miné. D’une part, Deshoulières ne peut s’abstenir de l’éloge royal, et pour plusieurs raisons :

    • Pour des raisons institutionnelles : privilèges, pensions, passent par l’orbite royale. Son recueil s’adosse à un “Privilège du Roi” (Saint-Germain, 19 juin 1678), matérialité juridique d’une condition d’auteur qui ne peut se passer d’un patronage royal.
    • pour occuper la place d’une grande poétesse, ou d’un grand poète, il lui faut se confronter avec l’une des plus hautes formes de poésie depuis Pindare, Depuis l’Antiquité, chanter les dieux et les princes, c’est tenir la lyre civique ; Deshoulières l’assume, jusqu’à écrire : “je chante… / Ou le Dieu des Guerriers, ou le Dieu des Amans”, double registre où l’officiel coexiste avec l’hédonisme (p. 105).
    • parce qu’elle est engagée dans un face à face avec le roi dont elle attend qu’il reconnaisse son talent, la considérant par là digne de le louer. La consécration passe par le nom du souverain (“Le grand nom de Louis mêlé dans mes ouvrages […] les conduira sans doute à l’immortalité”, p. 99). Même si Deshoulières affecte de revendiquer pour ses vers le statut d’“amusements” salonnards, sous la modestie mondaine se lit le calcul de survie symbolique, exhibé dans une lettre de Fléchier datée de janvier 16891 :

    « Je ne doute point que M. le Duc de Montausier n’ait fait connoître au Roi & à Monseigneur le Dauphin, l’honneur qu’ils se feroient de reconnoître celui que vous leur faites en les louant si délicatement. » (Fléchier, janvier 1689)

    • enfin, pour achever son autoportrait d’héritière d’Horace, rivalisant avec Boileau, dont le chef-d’œuvre, à ses propres yeux du moins, était l’Ode sur la prise de Namur. Bref, il lui faut pratiquer le genre encomiastique pour s’afficher en Horace moderne, le poète latin ayant composé des odes pour les grands de son temps, comme Octave ou Mécène. L’éloge est attaché à la construction de la figure auctoriale de Deshoulières : le visage du roi s’entremêle (« mêlé dans mes ouvrages ») à celui de la poétesse dès le seuil du recueil de 1688 : c’est le face-à-face en miroir du roi et de la poétesse qui leur accordera à tous deux la gloire.

    Mais comment chanter le « roi de guerre »2 sans renier ses principes et son art, lorsqu’on est épicurienne et pacifiste ? Et lorsque, femme et mère, on peine à comprendre que les hommes aspirent à s’entretuer au champ d’honneur

    Les affreux et sanglants combats,
    Qui coûtent tant de pleurs aux amantes, aux mères,
    Pour les guerriers ont des appas ;
    Et la gloire et l’honneur, ces fatales chimères,
    Leur font avec plaisir affronter le trépas. 

    Par quels détours jouer le jeu de la morale héroïque lorsqu’on aime la paix, et qu’on considère qu’il n’est pas de bien plus précieux que la vie ? Lorsqu’on connaît l’inanité des honneurs, et lorsqu’on sait que la renommée n’est qu’une fumée ? Comment faire servir l’éloge royal à cette esthétique du plaisir mesuré à laquelle on aspire ? Les stratégies mises en œuvre rappellent, par leur complexité, et pour des raisons assez similaires, celles mises au point par La Fontaine, avec des effets assez comparables sur le sort politique du fabuliste-conteur et de la poétesse. Madame Deshoulières, explique Sophie Tonolo

    eut toutes les peines du monde par la suite à obtenir une pension du roi, achevant son existence dans un état de très grand dénuement, alors même que ses contemporains célébraient son talent et la faisaient entrer dans le panthéon des auteurs. (p. 9)

    Mais pourquoi cette mise à l’écart ? Parce que Deshoulières était une femme ? Ou parce que les modalités de l’éloge royal n’ont pas plu au souverain  ? Au demeurant, ces deux causes s’excluent-elles, ou se renforcent-elles ? C’est ce que nous allons nous demander dans les prochains billets.

    1. Lettre du 10 janvier 1689, Œuvres complètes de Messire Fléchier évêque de Nîmes, tome V, partie II, Nîmes, Beaume, 1782, p. 356, cité par V. Schröder, « La place du roi », art. cit. []
    2. Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, nouvelle édition, 2021. []