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Revisiter Pétrarque. Epître à Mademoiselle de La Charce
Dans le billet précédent, nous avons vu se dessiner un idéal de poésie qui renonce aux emballements métaphysiques pour s’accorder à la mesure d’une conversation sensible. Reste à savoir si, chez Deshoulières, cette inflexion n’est qu’un matérialisme de salon (un art aimable de dégonfler les grands mots, par impuissance ou par excès de délicatesse) ou manifeste l’esquisse d’un autre contrat lyrique, apte à reconfigurer les rôles amoureux, voire sociaux ? Autrement dit : la poétesse se borne-t-elle, dans sa poésie amoureuse, à désactiver le vieux pétrarquisme, ou travaille-t-elle, plus radicalement, à substituer au scénario néo-pétrarquiste de domination symbolique (valorisant, sous prétexte d’idéalisation, le sujet masculin parlant face à l’objet féminin muet) une poétique de l’égalité, de la réciprocité et de la tendresse partagée, ouvrant la voie à de nouveaux rapports entre les genres ?
Bref : Deshoulières réinvente-t-elle l’amour ?
Un pèlerinage littéraire
Les éléments de la rhétorique pétrarquiste sont répandus à travers tout le recueil au programme, mais le dialogue avec l’héritage de Pétrarque et la reconfiguration du pétrarquisme sont l’objet d’une pièce essentielle, l’épître à Mademoiselle de La Charce sur la fontaine de Vaucluse (p. 120-123), composée peut-être à l’occasion d’un pèlerinage littéraire en Provence (p. 120-123). La réalité historique d’un tel pèlerinage, incertaine, est pour nous ici de peu d’intérêt, car la fontaine est avant tout symbole et prétexte à poésie. Deshoulières, comme à son habitude, ne parle pas directement en son nom propre, mais prend ici le masque d’une bergère du Vaucluse qui filtre sa voix (v. 27), pour prononcer un éloge du couple mythique qui constitue aussi un manifeste poétique et éthique.
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Vaucluse (Vallis clausa), près d’Avignon, est un lieu de retraite, ou plutôt d’otium literatum : c’est la vallée où se retire Pétrarque à partir de 1337 par intermittences, pour écrire et « vivre à l’écart » : sa maison donne sur la source de la Sorgue, dite « fontaine de Vaucluse ». La fontaine devient le locus amoenus récurrent de son œuvre italienne (le Canzoniere), le décor de son lyrisme. Le texte emblématique est la lirica 126, « Chiare, fresche e dolci acque« , adressé aux eaux où Laure « descendait souvent », traditionnellement identifiées à la Sorgue.
Chiare, fresche et dolci acque,
ove le belle membra
pose colei che sola a me par donna ;
gentil ramo ove piacque
(con sospir’ mi rimembra)
a lei di fare al bel fiancho colonna ;
herba et fior’ che la gonna
leggiadra ricoverse
co l’angelico seno ;
aere sacro, sereno,
ove Amor co’ begli occhi il cor m’aperse :
date udïenzia insieme
a le dolenti mie parole estreme […]Eaux claires, fraîches et douces,
où reposaient les beaux membres
de celle qui seule m’apparaît comme une femme ;
gentille branche où elle a bien voulu
(je m’en souviens avec un soupir)
faire de sa belle hanche une colonne ;
herbes et fleurs que sa jupe
gracieuse recouvrait
de sa poitrine angélique ;
air sacré, serein,
où l’Amour m’a ouvert le cœur de ses beaux yeux :
prêtez l’oreille ensemble
à mes dernières paroles douloureuses.Après la rencontre d’Avignon et surtout après la mort de Laure (1348), Vaucluse se charge d’une valeur de culte mémoriel : la fontaine cristallise l’amour sublimé et la méditation du poète. De simple paysage, la fontaine devient emblème de la poétique pétrarquiste dont elle concentre les thèmes : solitude, contemplation, élévation par le regard et la mémoire. D’où, très tôt, une tradition de pèlerinage littéraire au site. En situant une épître à Vaucluse, Deshoulières convoque sciemment ce mythe d’origine, où se fondent Pétrarque Laure et la source, pour mieux le recomposer : ce décor constitue le cadre idéal pour interroger, dégonfler ou réorienter le code pétrarquiste. Deshoulières s’inscrit par là dans une longue lignée de chantres de la Sorgue, de Scudéry à René Char, et au sein de cette théorie, elle n’occupe pas la place là moins originale.
(Très) brève histoire du pétrarquisme (XIVe siècle -XVIIe siècle)
Les amants de Provence
Pétrarque (1304-1374), humaniste et poète, fut en particulier l’auteur d’un recueil intitulé le Canzoniere, dans lequel il chanta Laure de Noves (appelée aussi Laure de Sade), rencontrée fugitivement le 6 avril 1327 à Avignon, jour de Vendredi saint, dans l’église Sainte-Claire. Ce recueil connut un retentissement considérable. Pétrarque y renouvela la poésie amoureuse, à partir d’un modèle hérité de la lyrique courtoise, mais l’expression de la passion est chez lui plus intériorisée, source de conflit intérieur et réorientée dans le sens d’une difficile quête spirituelle. Le poète du Canzionere chante sa passion insatisfaite mais fidèle, honore les vertus autant que les beautés de Laure, use d’antithèses pour définir son trouble et son déchirement (« Pace non trouo, e non hò da far guerra, / E temo, e spero, & ardo, e son vn ghiaccio » (( Il Petrarca, Sonetti e Canzoni, I, CV, Lyon, Jean de Tournes, 1545, p. 133. Trad. de Peletier du Mans (1547) : « Paix je ne trouve, et n’ai dont faire guerre : J’ espère et crains, je brûle, et si suis glace » )) ), de métaphores récurrentes (la chaîne, la prison et le combat d’amour). Au plan de la facture, il privilégie des formes fixes, au premier rang desquelles le sonnet.
L’Ecole lyonnaise
Au XVIᵉ siècle, l’héritage pétrarquiste se revivifie en France, notamment à Lyon, autour de Maurice Scève (1505-1569) et de l’ « école lyonnaise », dans le sens d’une spiritualisation du désir : sous l’influence du néoplatonisme ficinien, qui réorchestre la leçon de Diotime dans Le Banquet, l’amour devient mouvement d’arrachement au sensible1 ; la beauté visible ravive la mémoire de l’Intelligible et élève l’âme vers une perfection supérieure. Ce modèle s’articule à la dialectique néoplatonicienne de l’ascension : la Dame, foyer de beauté et de vertu, est moteur d’ascèse. La beauté sensible entraîne l’âme du poète vers une vérité supérieure, selon un schème que la théorie de l’ « éblouissement » restitue : d’après les leçons du Banquet réorchestrées par le Commentaire du Banquet de Marsile Ficin (1433-1499), la beauté est reflet du divin, et l’amour, moteur d’élévation, purifie les passions par la contemplation2 . La Dame devient guide d’un perfectionnement moral et spirituel (Délie, anagramme de L’Idée, est « objet de plus haute vertu »), et l’ardeur sensuelle reçoit un surcroît de légitimité dans un cadre d’ascèse intérieure. Délie, dans le sixième dizain du recueil, est ainsi qualifiée de « divine excellence », tandis que le poète se retrouve « asservi » aux yeux de sa Dame qui le blessent de son arc. Voici le dizain 409 de Délie (1544) :
Apercevant cet Ange en forme humaine,
Qui aux plus forts ravit le dur courage
Pour le porter au gracieux domaine
Du Paradis terrestre en son visage,
Ses beaux yeux clairs par leur privé usage
Me dorent tout de leurs rais épandus.
Et quand les miens j’ai vers les siens tendus,
Je me recrée au mal, où je m’ennuie3 ,
Comme bourgeons au Soleil étendus,
Qui se refont aux gouttes de la pluie.Ce dizain 409 donne un Scève, si l’on peut dire, plus « haut » que Pétrarque : Délie n’est pas seulement l’objet d’un culte amoureux, elle est la figure même de l’Idée lumineuse, d’où cette idéalisation extrême, typiquement néoplatonicienne. Le poète fait voir « la mort abolie » (Yvonne Bellenger) dans la métaphore du paradis représenté par le visage de la dame, « gracieux domaine / Du Paradis terrestre ». Caractéristiques du néo-pétrarquisme, la métaphysique oculaire et la thématique de l’éblouissement prolongent et dépassent la leçon de Pétrarque : les yeux rayonnants de Délie « me dorent tout de leurs rais épandus » ; quand le poète lève ses yeux vers ceux de sa Dame, il renaît « comme des bourgeons au soleil » revigorés par la pluie, image d’ascension régénératrice où la Dame n’est plus seulement Laure lointaine, mais principe angélique, source de lumière et de vie. la Dame rayonne et sa lumière est source d’ordre et d’harmonie. Elle devient l’Idée platonicienne incarnée, « ange en forme humaine » qui emporte la force virile pour la convertir et l’élever.
Cette dialectique du sensible et de l’intelligible circule massivement en Europe : la beauté s’y donne comme reflet du divin, et l’amour, « désir de la beauté », devient force de progrès moral et spirituel. C’est le socle doctrinal dont hérite, en France, tout un imaginaire pétrarquiste réinvesti par les poètes de cour. Sans refaire ici l’histoire détaillée de ce courant, on peut retenir que l’idéalisme pétrarquiste se superpose à une culture curiale érudite où l’allégorie lumineuse, le topos du regard, et la hiérarchie des formes sensibles et intelligibles fournissent une grammaire de l’amour promise à une longue postérité.
Pétrarquisme et maniérisme
À partir des années 1570, après un certain recul du pétrarquisme à l’époque de la Pléiade (« j’ai oublié l’art de pétrarquiser », chantait Du Bellay4 ) se redéveloppe un néo-pétrarquisme qui porte l’ingéniosité stylistique à son comble : multiplication des figures, polissage métrique, noblesse des affects, avec le sonnet régulier comme étalon de perfection formelle. La Dame y règne en souveraine inaccessible ; l’amoureux, prisonnier consentant, exalte son martyre bienheureux. Ainsi chez Philippe Desportes dans Les Amours de Diane (1573) :
Elle est toute de marbre, aucun trait ne la poingt,
Elle verse la flamme & ne s’echauffe point,
Et n’ayant point d’amour elle en peuple la terre (sonnet 6).L’amoureux, « prisonnier » volontaire, exalte son martyre dans les images convenues renouvelées par des pointes recherchées : « Las ! je tire mon feu d’une roche glacee / Qui n’a ny sentiment, ny pitié, ny rigueur » (sonnet 9). A la même époque, d’autres poètes, comme d’Aubigné, dans le Printemps, retournent les topoï vers un imaginaire plus sombre et charnel5 . Ce moment signe l’apogée d’une langue amoureuse hautement codée, dont la force tient à sa maîtrise rhétorique mais qui prépare, par excès même, l’usure de ses signes.
Voiture : l’idéal à la portée des ruelles
Le XVIIe siècle voit l’épuisement du pétrarquisme et sa « fossilisation », selon le mot de Line Cottegnies. La mathématisation du monde et les progrès du rationalisme seront fatals à la conception renaissante du cosmos, lorsque magie, mystique et ésotérisme cessent d’être intégrés à l’édifice du savoir officiel, et que les mots et les choses se séparent entièrement. Alors que s’imposent la méthode cartésienne et la Logique de Port-Royal, l’extase se vide tandis que la transcendance s’éloigne, pour se retirer dans « les espaces infinis » chers à Pascal. L’éblouissement devient cliché, au moment où le paraître n’est plus reflet d’une essence mais système d’effets maîtrisés, dont témoignent les nouveaux jeux d’optique6 .
La rhétorique amoureuse perdure, mais elle est désormais désacralisée. Son horizon n’est plus celui d’une quête ontologique, mais celui des salons où sa vocation sera désormais sociale. Le pétrarquisme badin, dépouillé de sa sève, démonétisé, ne va pas disparaître, mais il va changer de sens. Dans ce monde profane, perméable à la pensée libertine, le modèle de Pétrarque ne constitue certes plus un paradigme poétique ou cognitif, mais il reste néanmoins la langue officielle de l’amour et offre à ce titre un modèle de civilité amoureuse partagé par tous. Par son universalité, il favorise un langage autorisant des échanges apaisés entre les genres, sur fond de « tendresse » et d’une affection débarrassées de toute passion importune, ou plutôt « incommode », dirait Madame de Lafayette. L’élévation s’amuit en badinage, l’enthousiasme, en enjouement, et l’extase, en conversation. C’est cette mutation, de la transcendance mystique vers la sociabilité, qu’opère la poétique mondaine, et qu’il faut se garder de voir comme une dégradation ou une sclérose : l’art des salons déplace la lyrique pétrarquiste en vue de la mettre au service d’enjeux éthiques et esthétiques qui n’ont rien de « ridicules ». Prenons, faute de pouvoir lire le texte en intégralité, ces quelques vers de l’Elégie II de Voiture7 :
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170
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175
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180
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.Je reconnus, apres beaucoup de peines,
Le feu vainqueur qui brusloit en mes veines,
L’Amour caché dès-long-temps en mon cœur,
Avoit repris sa premiere vigueur ;
Dans vos beaux yeux il se forgea des armes,
Sur vostre bouche il prit de nouveaux charmes,
Sur vostre bouche où se trouvent tousjours
Les Ris, Les Jeux, les Graces, les Amours,
Et se formant des traits à son usage,
De tous les traits de vostre beau visage,
Armé d’esclairs, et de foudres puissans,
Il r’engagea premierement mes sens,
Et poursuivant plus outre sa victoire,
Avec mes sens, il me prit ma memoire,
Et surmontant ma foible volonté,
Vit mon esprit entierement dompté.
(Elégie II, v. 169-184)Le poème fait le récit d’un désamour, bientôt suivi d’un retour de flamme : c’est de cette phase de regain amoureux qu’est tiré le passage ci-dessus. L’extrait recompose la syntaxe pétrarquiste en un code de sociabilité galante. Le réarmement d’Éros (« le feu vainqueur », « l’Amour caché […] avoit repris sa première vigueur », v. 172) enchaîne les topoï attendus (le feu, la blessure et la victoire), mais il les exhibe cette fois comme signes de reconnaissance à destination de la ruelle. La métallurgie amoureuse (« dans vos beaux yeux il se forgea des armes », v. 173) relève du répertoire pétrarquiste habituel (l’armement du regard, la flèche), toutefois réorienté vers une scène de sociabilité. Le foyer de l’énergie désirante n’est pas la transcendance douloureuse qui déchirait le cœur du modèle italien : il est situé dans la plastique de la figure aimée, tout entière calibrée pour triompher dans l’art de la conversation. D’où ces micro-blasons qui découpent le visage en unités de grâce partageables, et d’où en particulier la centralité de la bouche : elle n’est plus seulement l’organe sacralisé du baiser impossible, elle devient le lieu de la parole et de l’agrément, prenant « de nouveaux charmes », c’est-à-dire captant et redistribuant le « charme » de la parole maîtrisée. Le cœur du dispositif est un cortège allégorique (« les Ris, les Jeux, les Grâces, les Amours »v. 176) qui transforme la psychomachie pétrarquiste en ballet de cour. L’amour, ici, ne conduit pas à l’ascèse, il n’est plus l’occasion d’une conversion intérieure : il ordonne les affects pour séduire un public, en une chorégraphie de figures immédiatement communicables, selon une économie de l’agrément. la passion quasi mystique se convertit en spectacle réglé, partageable par l’auditoire. La syllepse sur « traits » condense l’opération de mondanisation : « se formant des traits à son usage / De tous les traits de vostre beau visage », v. 178. Ils sont à la fois projectiles d’Éros mais aussi linéaments du visage, c’est-à-dire, en définitive, des signes qu’on donne à voir en société, qu’on reconnaît, et qu’on admire. La pointe stylistique (qui mobilise redoublement euphonique et rime interne) remplace « l’épreuve » spirituelle par une démonstration de virtuosité poétique : l’ornement versifie l’émoi et le civilise. Le pacte qui s’ensuivra, à travers la requête de « faveur », et la négociation polie, achève de montrer que l’ascèse pétrarquiste se reconfigure en économie de l’agrément, où l’on met en scène son trouble avec mesure, esprit et grâce.
Enfin, la séquence finale rejoue la capture pétrarquiste des facultés, par l’amour, mais en registre laïc et galant : « il r’engagea […] mes sens », puis « me prit ma mémoire », « surmontant ma foible volonté », de façon à rendre « mon esprit entièrement dompté ». On reconnaît les facultés de l’âme sensitive (sens, mémoire) et intellective (volonté, esprit), selon les catégories de l’anthropologie morale en vigueur héritée de la scolastique, mais la référence philosophique se trouve réduite en siège courtois et perd en intensité. Le verbe « dompter » n’a pas la gravité de la conversion pétrarquiste : il dit une domestication élégante, et la soumission sous la loi du jeu. Au lieu d’un drame du salut, la scène exhibe une mise en scène du sensible pour un public complice ; à une dialectique de la Grâce, Voiture préfère une tactique du plaire, qui nous rappelle que l’agrément est le principal but de la poésie des ruelles.
Dans cette élégie, Voiture ne parodie pas grossièrement Pétrarque ; il transpose la langue pétrarquiste dans un régime de conversation où l’émotion est stylisée, selon les principes de cette « mise en scène du sensible » propre aux salons étudiée par Benedetta Craveri. Ce pétrarquisme laïcisé, où la raison et l’honnêteté se substituent aux enjeux théologiques, déjoue tout risque de pathos par la connivence, la complicité, et le respect des règles tacites du bon goût. Ainsi adaptés au monde des salons, les mêmes signifiants pétrarquistes (feu, armes, éclairs, foudres) ne pointent plus vers un horizon théologique8 , ils circulent comme jetons d’échange au sein d’un jeu mondain fondé sur le charme aimable et rigoureux de la conversation.
Enfin Deshoulières vint
A bien des égards, nous allons retrouver chez Deshoulières des partis pris esthétiques comparables à ceux de Voiture. Deshoulières, on l’a vu, se présente volontiers comme la dernière Précieuse, gardienne nostalgique (et auto-proclamée) de la mémoire de la Chambre bleue, du temps de Julie et de Montausier. Mais, à une ou deux générations de distance, elle donne toutefois à ce dialogue avec les codes pétrarquistes des inflexions qui lui sont propres et correspondent à ses options personnelles, artistiques et morales.
La poétesse paraît certes reconduire l’hommage traditionnel pour les amants de Provence : elle chante « la flamme si belle » de ces « heureux amants », « Laure tendrement aimée » et « Pétrarque ». Elle évoque le décor de la célèbre fontaine, aussi mythique que le couple pour toujours attaché à ces lieux. Mais ces marqueurs de la lyrique pétrarquiste s’y trouvent dégonflés ou déplacés, sans pour autant jamais tomber dans la parodie, le dénigrement ou le burlesque.
D’abord, le poème s’ouvre sur une recusatio : malade et « paresseuse » (v. 3), passant tout le jour « dans une rêverie / Qu’on dit qui m’empoisonnera » (v. 30), la poétesse refuse la proposition de son amie « Daphné ». En appelant Mademoiselle de La Charce du pseudonyme de « Daphné », Deshoulières active tout l’imaginaire pétrarquiste : Daphné, rapporte Ovide est une naïade changée en laurier, et le laurier est l’étymologie de Laure. Daphné propose donc un défi à la poétesse : chanter Laure (c’est-à-dire elle-même), en échange de la gloire que, étant aussi couronne de laurier, elle lui offrira en récompense. On entend donc l’attente implicite, selon cette logique du don-contre-don qui, Génetiot l’a montré, gouverne la circulation poétique au sein de l’univers des ruelles : Daphné espère une pièce pour elle, à la grande manière, qui la hisserait au rang d’héroïne du lieu, comme double de Laure.
La poétesse, dont on sait qu’elle méprise le mirage de l’immortalité poétique, refuse la proposition. Elle répond par une recusatio. Elle se refuse à ériger sa correspondante en statue pétrarquiste et à offrir à cette nymphe des eaux l’ekphrasis qu’elle attend. Avec grâce, la voix poétique fait passer ce refus pour un compliment. Plutôt que de fabriquer une Laure de carton-pâte, Deshoulières honore Daphné en la traitant en interlocutrice (non en icône), et en substituant à l’auréole du mythe la vérité d’un lien, et la simplicité d’une conversation. L’adresse « Par plus d’une raison devenez moins pressante. Daphné… ») installe un cadre dialogique où la poétesse négocie les attentes et le contrat poétique. Le clin d’œil au laurier demeure (les « arbres toujours verts » sont un écho de la métamorphose ovidienne)9 mais pour être aussitôt refusé.
La poétesse va longuement exposer les raisons (« plus d’une ») de son refus. La première renvoie à un éthos. La voix poétique est en effet saisie dans une posture prise naguère par Saint-Amant, auquel Deshoulières songe peut-être ici, « Accablé de paresse et de mélancolie », et peinant également à écrire (« Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine / Ai-je pu me résoudre à t’écrire ces vers »)10 . La maladie réelle dont souffre Deshoulières (« sa santé languissante ») est, selon le principe de pudeur caractéristique de la poétique mondaine, reconfigurée en mélancolie topique. Ce mal physique et moral dont est frappé la voix lyrique entraîne des conséquences négatives sur ses compétences de poète : sa mélancolie l’empêche de percevoir la beauté du paysage provençal « Je regarde indifféremment / Les plus brillantes eaux, la plus verte prairie » (v. 26) ; sa maladie de « langueur « et son état « languissant » (v. 24) inhibent par ailleurs ses facultés créatrices : un madrigal, donné ici comme pièce courte et facile, suffirait d’autant plus à « l’épouvanter » (v. 4) que la peur est un des symptômes de cette mélancolie propre à paralyser l’artiste11 . L’ode réclamée, la poétesse ne sera pas en mesure de l’écrire : le pétrarquisme exige l’élévation, mais l’autrice est impuissante à composer même une pièce modeste de ruelle. L’ouverture du poème refuse donc d’emblée le grand lyrisme, comme l’atteste aussi le choix de l’épître, qui appelle la familiarité du sermo pedestris. Au sonnet mystique et vertical, se substitue l’horizontalité d’une conversation versifiée.
La section qui suit, toujours sous prétexte toujours de refuser de chanter Vaucluse, constitue donc logiquement une prétérition évoquant en négatif la beauté sublime et « terrible » de la fontaine indescriptible, avec ses « hauts rochers » et sa « source orgueilleuse » (v. 14). En exhibant la machine du topos, avec sa « mousse », ses « agneaux » et ses « rustiques concerts », la poétesse se dégage aussi des conventions pastorales, non par impuissance, mais par choix poétique. A travers la fontaine, ce sont tous les codes du grand style, du sublime et d’une pastorale éculée que récuse la poétesse, « laissant » à d’autres le soin de « conter le prodigieux », qui n’est pas son domaine : elle est la poétesse du style moyen.
Parmi ces « autres » chantres de la fontaine figure certainement Georges de Scudéry, auteur en 1649 d’une « Description de la fameuse fontaine de Vaucluse, en douze sonnets »12 , à laquelle la poétesse paraît répondre. Voici le deuxième de ces poèms :
Mille, et mille bouillons, l’un sur l’autre poussés,
Tombent en tournoyant au fond de la vallée ;
Et l’on ne peut trop voir la beauté signalée
Des torrents éternels, par les Nymphes versés.Mille, et mille surgeons, et fiers, et courroucés
Font voir de la colère à leur beauté mêlée ;
Ils s’élancent en l’air, de leur source gelée,
Et retombent après, l’un sur l’autre entassés.Ici l’eau paraît verte, ici grosse d’écume,
Elle imite la neige, ou le Cygne en sa plume ;
Ici comme le Ciel, elle est toute d’azur ;Ici le vert, le blanc, et le bleu se confondent ;
Ici les bois sont peints dans un cristal si pur ;
Ici l’onde murmure, et les rochers répondent.Scudéry peint la fontaine de Vaucluse pour imposer l’admiration dans une veine toute « baroque » (le sublime coloré, l’anaphore déictique, les Nymphes, les mouvements verticaux qui suggèrent une folle sarabande chatoyante). Deshoulières repousse la description éblouissante et, paradoxalement, estime qu’une telle performance stylistique dans le style sublime (les « hauts rochers », « l’aspect terrible ») ne peut être que la production d’une âme insensible. Une âme sincèrement « languissante et attendrie » (c’est-à-dire amoureuse) n’est pas capable de tels morceaux de bravoure, décoratifs et inutiles. Pour le dire autrement: si la voix poétique était « insensible » (c’est-à-dire non engagée dans l’amour), elle pourrait dérouler sans peine la carte postale des « prés toujours fleuris ». L’insensibilité, ici, ce serait l’aptitude à réciter le code indépendamment de l’état du sujet. Neutre du côté de la passion, sa voix était d’autant plus disponible au charme du site, si bien que « la beauté surprenante » du « désert […] que la nature seule a pris soin de former » « amusait » et « charmait » aisément. Or la voix poétique est désormais « languissante » et « attendrie », c’est-à-dire émue, occupée par une douceur mélancolique, de sorte qu’elle regarde « indifféremment / les plus brillantes eaux, la plus verte prairie », non par dessèchement, mais au contraire par saturation affective, parce que la sensibilité s’est déplacée du spectaculaire du paysage vers l’humain.
On comprend ainsi la dérivation indifférent/indifféremment : le même mot pivote ainsi d’un objet à l’autre. D’abord indifférente à l’amour (donc perméable à l’agrément naturel), puis indifférente au décor (parce que déjà saisie par la tendresse). Ce basculement, loin d’être une incohérence, fonde la recusatio : si la poétesse refuse la grande peinture de Vaucluse, l’ekphrasis brillante réclamée par son interlocutrice et qui aurait pu faire pièce à celle de Scudéry, ce n’est ni par froideur ni par impuissance, mais parce que les dispositions de son cœur la détournent du sublime de Sorgue. La nature ne sera pas le tremplin d’une extase comme celle de Pétrarque : elle deviendra décor, simple arrière-plan d’un lyrisme de tendresse et de réciprocité. Il convient donc de ne pas prendre au premier degré le regret d’un « heureux temps » qui « n’est plus » : c’était le temps des clichés, petits moutons inclus (« les agneaux bondissants », v. 18). En exhibant la mécanique du topos, la poétesse s’en dégage par choix poétique : elle préfère la retenue à l’emphase, l’effet vrai à l’apparat. Délaissant le mythe et la légende, la poétesse suivra « le penchant de son âme », c’est-à-dire qu’elle optera pour ce lyrisme en grisaille qu’elle cherche à moduler, et qui sera une anti-ekphrasis.
Ce que refuse Deshoulières dans la proposition de son amie, ce n’est pas le principe de la description, mais son caractère décoratif et ses accents sublimes. La source vive s’oppose par son naturel et sa mesure à la source orgueilleuse : elle n’est plus un monument surplombant et moralement suspect, elle passe du côté de la circulation, de la vie et de l’immanence. Ensuite, la peinture change de régime : c’est l’effet produit par le lieu sur l’âme du contemplateur qui arrête la poétesse. « Dans cet antre » fait basculer de la carte postale à l’éprouvé somatique ; la description se fait physiologie du ‘trouble », puis le cadre s’élargit au « fertile vallon » : ce n’est plus l’architecture hydraulique à la Scudéry, c’est une scénographie sonore (rossignols, serins, pinsons invitant à lire la pièce en relation avec « Les Oiseaux », hymne à la liberté) et saisonnière (le « jour » qui revient « mille fois »). La source n’est pas magnifiée pour elle-même ; elle est rapportée à ce qu’elle fait : un lieu qui crée, par une contagion qui s’impose par-delà les siècles (la répétition de « cet antre » distingue et rapproche l’autrefois et le maintenant), une disposition à la tendresse qui soit aussi un éveil du désir, ce « trouble » qui « éveille la pudeur » et oppose la réaction physiologique à la passion éthérée du poète italien. Subsiste une mémoire matérielle (« Leurs noms sur ces rochers peuvent encor se lire ») : le geste d’inscription documente un usage de la fontaine (devenu lieu de pèlerinage, si l’on suppose que ces noms sont des graffitis) qui vaut comme preuve d’une présence amoureuse humanisée. La source, si fameuse soit-elle, n’est plus un autel du sublime : c’est un réservoir d’empreintes et d » entretiens », un espace pédagogique où une nature pédagogue enseigne à aimer (« je ne sais quel doux badinage »). On reconnaît dans ce « je ne sais quoi » l’un des principes de la poétique mondaine qui, par tact, laisse à deviner à un interlocuteur complice, et dans le « badinage » une heureuse atténuation du martyre amoureux pétrarquiste.
Le point essentiel de cette entreprise de désublimation consiste (v. 38 et suivants) dans la réécriture de l’histoire de Laure et François. Chez Pétrarque, le coup de foudre était le point de départ d’une passion chaste, héritière de l’amour courtois mais plus exigeante encore : l’amour du poète était doublement interdit, par le mariage de Laure et les vœux cléricaux que Pétrarque avait prononcés, de sorte qu’il ne posséda jamais ni le cœur ni le corps de la femme qu’il aimait. Pétrarque parvint à sublimer sa passion par la poésie, disciplina son désir, accomplit un chemin de perfection. L’obstacle dressé entre Laure et Pétrarque était devenu source d’énergie intérieure et spirituelle, en particulier après la mort de Laure, lorsque le culte de la mémoire de la défunte se doubla d’une aspiration vers Dieu : l’élan amoureux s’était transmué en quête de salut.
L’idéalisme platonicien, le furor ficinien (« cours furieux », v. 37) ni l’héroïsme de l’amour courtois n’ont plus cours chez Deshoulières : galanterie et tendresse se substituent à l’ascension spirituelle. La poétesse subvertit les vieux schémas de l’intérieur, retournant l’histoire canonique en récit galant et épicurien de plaisir partagé.
- D’abord, Laure n’est plus l’astre lointain, muet et inflexible de la tradition pétrarquiste : elle « se réjouit d’être aimée ». Le poème multiplie les indices d’une réciprocité souriante : « Laure tendrement aimée », « de tendres soins ». La formule « elle adoucit le martyre » est foncièrement anti-pétrarquise puisque c’est au poète italien qu’on doit l’image la plus topique de la souffrance d’amour que rien n’apaise. Le motif pétrarquiste se trouve non seulement édulcoré (« adouci »), mais nié, puisque, sous l’euphémisme, on comprend que Laure a cédé à son amant dans les parages pastoraux de la fontaine de Sorgues. L’économie du désir se déplace de la privation vers l’échange librement accepté. Le registre de la compassion distante (Laure qui « plaindrait » son soupirant) glisse vers un consentement discret, socialement lisible, tout scudérien de « tendresse ». L’héroïne cesse d’être une figure spiritualisée et abstraite pour devenir partenaire d’une pédagogie amoureuse : « ils donnaient des leçons » d’amour. La fontaine légendaire se transforme en école de civilité tendre, sous la conduite d’une Nature lucrécienne aux lois de laquelle les amants cèdent volontiers et simplement, au lieu de se cabrer au nom de quelque idéalisme destructeur.
- L’image de Pétrarque change à la mesure de la métamorphose de sa muse : non plus martyr perpétuel d’une passion inassouvie, mais « victorieux », tel que le mythe ne le peignit jamais. Un seul adjectif renverse des siècles de lecture : cette victoire n’est pas la conquête sublime de soi par l’ascèse, mais l’obtention, mesurée et paisible, de gages d’affection volontiers accordés. Le « transport » se convertit en tenue ; l’emphase en modération ; la plainte en bonheur discret. C’est un Pétrarque « galant », compatible avec l’idéal d’urbanité des salons, qui remplace l’ermite extatique de Vaucluse.
- Troisième trait, la pointe équivoque : « et fit peut-être plus encore ». Le « peut-être » mondain garde les bienséantes convenances et le decorum, tout en désacralisant l’icône pétrarquiste : l’hypothèse insinuée troue la statue de Laure, suggérant un moment d’intimité où la relation cesse d’être désincarnée. La strophe de l’ « antre » enfonce le clou : « sans autres témoins que la Naïade et le Zéphyr », les divinités mythologiques ne sont plus que des ornements, réduits à un paravent gracieux pour une scène d’apaisement amoureux. On est chez Scudéry : les sentiments se règlent, s’apprennent, se ménagent.
- Enfin, l’axe spirituel se décale. L’amour n’est plus l’échelle mystique conduisant l’âme vers les « sommets » dont l’Ascension au Ventoux fournirait le modèle, mais une félicité en demi-teinte, provisoire, éphémère, valant par elle-même dans l’ici et le maintenant. A la verticalité du modèle spirituel pétrarquiste transcendant et inégal, Deshoulières oppose un autre modèle de relation fondé sur l’égalité et la douceur. Le lexique récurrent (« tendre », « doux », « soins », « badinage ») rappelle la Carte de Tendre, mais il installe souterrainement une éthique épicurienne de l’ataraxie : il invite à préférer le lien doux aux transports qui “empoisonnent”, à substituer au sublime d’élévation une grandeur de tenue, sous le signe de la mesure. La clausule conditionnelle (« il serait doux d’aimer si… ») achève de démythifier l’héritage de Pétrarque : l’amour relève d’une compatibilité concrète plus que d’une vocation sacrée, fût-elle inaccessible dans un présent dévalué.
Au total, Deshoulières conserve le prestige de Laure et Pétrarque, mais désamorce l’appareil pétrarquiste. Elle garde le mythe, en montre la machine, et recompose l’histoire d’amour passionné en roman de tendresse : réciprocité, douceur, civilité, bonheur possible, fût-ce pendant un bref moment. Ainsi s’opère la « désublimation » sans déchéance : une poésie moderne où la dignité ne vient plus d’un ailleurs ineffable, mais de la justesse d’un monde humain et sociable, et tenu. Rien ici qui ravisse, transporte, « renverse tout comme un foudre », pour parler comme Boileau. Deshoulières propose un modèle éthique fondé sur des vertus praticables et qui vaut mieux, à ses yeux, qu’une grandeur invivable. C’est là sa réponse au piège boileauvien : la dignité de la poésie naît d’un effet vrai et d’un style moyen discipliné, non d’une foudre rhétorique. A la morale épicurienne et tranquille du plaisir modéré répond une esthétique du juste milieu, et à Longin, Deshoulières préfère Horace.
Le pétrarquisme, en particulier dans sa version néoplatonicienne et précieuse, propose un scénario où l’homme est sujet lyrique, actif, parlant, et la femme objet de contemplation, muette, distante, statue ou astre. Ce schème est une construction poétique autant que sociale : il met en place une dissymétrie forte, où la voix, le désir, la capacité d’élaborer du sens appartiennent au poète masculin. La Dame existe comme support de l’ascèse et de la gloire du poète, non comme partenaire. C’est ce type de relation, greffé sur une conception spiritualiste de l’amour, que réfute Deshoulières. En remplaçant l’extase par la tendresse et la conversation, Deshoulières invente un lyrisme compatible avec des rapports de genre non hiérarchiques, où la dignité ne procède plus de la distance sacrée, mais de la justesse d’un consentement partagé. La tendresse, la galanterie sont au fond des voies pour sortir des cadres sociaux convenus et imaginer d’autres formes de liens, fondées sur le jeu et la complicité, où les hiérarchies soient neutralisées, où l’amour ne soit plus furor, mais art de vivre non toxique. A l’extase, Deshoulières substitue la conversation ; à la souffrance, la tendresse ; à l’adoration muette, la réciprocité ; et à la gloire sublime, un bonheur discret. Cette attitude n’est certes pas celle d’un féminisme militant au sens contemporain, mais c’est bien une réécriture des places offertes aux femmes dans le lyrisme amoureux : non plus muse muette et adorée, mais sujet de désir, partenaire de jeu, régulatrice de la relation.
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On trouve d’autres expressions de cette mise à distance du pétrarquisme dans d’autres pièces du recueil, ainsi l’Ode à Climène : dans une scène de persuasion amoureuse, Philène renverse la rhétorique héroïque : la « raison » y perd son crédit (« Aimez un amant fidèle, / Quoi qu’en dise la raison »), le temps « d’une aile légère » emporte la beauté, et la maxime tranche : « Il n’est de solide joie / Que dans l’union des cœurs ». On tient ici un vade-mecum d’anti-pétrarquisme : ni abstinence sublime, ni conquête violente, mais la tranquillité d’une joie partagée. L’ironie finale (« Quand le cœur se tait […] tout parle inutilement ») désamorce la surcharge rhétorique : sans consentement, la pompe lyrique bavarde à vide. Sans surprise, c’est dans les poèmes animaliers que l’on trouvera les plus savoureuses mises en cause des abstractions pétrarquistes : nous y reviendrons.
En refermant le chapitre du pétrarquisme, on mesure ce que Deshoulières en a gardé et, surtout, ce qu’elle en a désactivé. Elle a retenu la précision du trait, la virtuosité de l’antithèse, le jeu codé avec les blasons et les signes de l’amour, mais elle en a dégonflé le pathos, et déplacé l’héroïsme du sentiment. Le « grand lyrisme » de l’adoration verticale, avec sa dame lointaine et l’expression d’un absolu du manque, y perd sa solennité ; la voix se décale vers un « je » moins sublime, plus disponible, ironique au besoin. Bref, l’ancienne rhétorique de la brûlure s’y recompose en quête d’un bonheur simple, mais pas si aisé au fond à atteindre.
- L’amour permet, selon Platon, de « s’élever comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi » », Le Banquet, 211c [↩]
- Line Cottegnies donne la charpente doctrinale de cette théorie à partir de Pic de la Mirandole dans L’Eclipse du regard. La poésie anglaise du baroque au classicisme, Paris, Droz, 1997, introduction et chapitre 1. [↩]
- Comprendre : « je me réconforte/me recrée dans la peine même qui me consume ». [↩]
- « Contre les pétrarquistes », Divers Jeux rustiques, 1558. [↩]
- J’ai développé ces points ailleurs, je n’y reviens pas ici : https://manierisme.univ-rouen.fr/spip/index.html%3F2-3-4-Le-royaume-de-Diane.html . [↩]
- Voir Jean-François Nicéron, La Perspective curieuse, ou Magie artificielle des effets merveilleux, Paris, Pierre Billaine, 1638. [↩]
- Reproduit dans la Revue italienne d’études françaises, 3, 2013, avec une traduction italienne de Barbara Piqué, https://journals.openedition.org/rief/279 . [↩]
- La culture de la conversation est un projet « sans préceptes théologiques », explique Benedetta Craveri, L’Art de la conversation, op. cit. [↩]
- « tu [laurus] quoque perpetuos semper gere frondis honores« , « Toi aussi, laurier, porte toujours les honneurs perpétuels de ton feuillage », Ovide, Métamorphoses, I, v. 565. [↩]
- Lire ce sonnet du « Paresseux » sur la Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/%C5%92uvres_de_Saint-Amant/Le_Paresseux . [↩]
- Sur le paradoxe de la mélancolie, qui donne à l’artiste une puissance d’invention mais, en même temps, bloque la possibilité du geste créateur, voir Kiblansky, Panofsky, Saxl, Saturne et la Mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, Gallimard, 1989, publication originale en 1964. [↩]
- Georges de Scudéry, Poésies diverses, Paris, Augustin Courbé, 1649, p. 1-12, à lire sur la Wikisource . [↩]
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La lyre et le ruisseau
Dans son imitation d’Horace, Deshoulieres se peînt chantant sur sa lyre « seule au bord du ruisseau ». On peut s’interroger sur le sens de cet humble autoportrait.
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Outre les raisons données dans un billet précédent, l’oubli dans lequel est tombé Deshoulières procède aussi de sa conception de la poésie lyrique, assez diamétralement opposée à celle qu’inculquent les manuels scolaires. Le désaveu que subit la poésie lyrique du XVIIe siècle en général est le fruit de définitions simplificatrices du lyrisme, estime Ingrid Riocreux1 :
L’idée de lyrisme est peu compatible avec la présentation traditionnelle de l’Âge classique comme une période de normativisation esthétique et des Lumières comme le temps des philosophes.
L’identification du lyrisme à l’expression de « l’intime » et du « sentiment » personnel ne remonte guère qu’à Charles Batteux et à ses Principes de littérature (1755). L’article Lyrisme de la Wikipédia (souvent mieux inspirée) donne à lire tous les truismes et les poncifs scolaires sur le lyrisme2 peu utiles pour comprendre l’œuvre au programme.
Un lyrisme du contre-chant
A coup sûr, l’œuvre de Deshoulières relève d’un régime du lyrisme bien différent de celui qui s’imposera à partir du pré-romantisme.
- Deshoulières ne se soucie guère d’originalité et encore moins d’effusions. Au « lyrisme de sincérité »3 qui s’impose à partir de la fin du XVIIIe siècle, Deshoulières préfère un « lyrisme d’imitation »4 où l’expression personnelle des sentiments n’est jamais envahissante, en tout cas toujours indirecte et filtrée, voire réduite à transparaître dans des paraphrases ou des adaptations ;
- A la poésie solitaire, inspirée, dictée par le furor ou quelque voix sublime venue d’ailleurs, Deshoulières préfère la parole familière, la conversation née des circonstances ordinaires de la vie, les sentiments tempérés et les agréments simples ;
- A l’écriture de la passion et aux flammes de l’amour, elle préfère les douceurs de la tendresse, et aux mirages des arrière-mondes, les agréments modestes de l’ici-bas.
Non seulement Deshoulières a souffert de l’invisibilisation qui touche les formes du lyrisme moyen qu’elle pratique, et qui s’exprime dans l’idylle, le madrigal ou les stances, mais, facteur aggravant pour l’histoire scolaire du lyrisme, Deshoulières cherche très consciemment à déconstruire les grandes catégories du lyrisme spiritualiste. La poétesse appartient à un milieu gagné aux idées du mouvement libertin entendu en un sens très large (épicurisme tempéré, refus des transcendances tapageuses, défiance envers les grands mots). Son allégeance à Lucrèce et Epicure est sans doute plus marqué chez elle que chez ses contemporains, en raison de l’importance qu’a prise sur son éducation Dehénaut, mentor, esprit fort, et poète.
Pour la lectrice de Lucrèce, le lyrisme est un piège, et toute la force de son travail poétique consiste précisément à recourir aux divers codes et artifices du lyrisme, jusqu’aux conventions néo-pétrarquistes, pour les interroger, éventuellement les miner, en tout cas en jouer.
Le lyrisme constitue un piège à plusieurs titres :
- Piège socio-poétique : dans l’écosystème des salons, l’effusion est un piège susceptible de dérégler le tact et la mesure qui règnent dans ces compagnies. La posture lyrique (amour transi, transport, enthousiasme) est antisociale et à ce titre gênante pour tout le monde ; elle devient immédiatement suspecte d’enflure et indice d’un manque de contrôle de soi. La poétesse la désamorce par l’ironie, le rire, « l’enjouement », et ce qu’on appelait pas encore l’humour. D’où sa préférence pour des formes « parlées » proches de l’épître, le style moyen, la pointe morale, propres à dé-gonfler l’ivresse poétique et à reconduire la voix au plan de l’échange.
- Piège moral : pour une lectrice de Pascal (p. 464) et une amie de La Rochefoucauld (p. 241), le lyrisme représente un risque d’exacerbation du moi et du sujet dans sa singularité (inspiré, différent, porteur d’une mission, etc.). Deshoulières lui oppose une éthique de modération et de tempérance, et d’auto-dérision comme parade au risque de narcissisme. Comme La Rochefoucauld décape les idoles de la morale stoïcienne, Deshoulières ôte à la poésie ses oripeaux factices et hypocrites.
- Piège épistémologique : le sublime boilévien, successeur de l’antique inspiration, est un leurre pour cette matérialiste épicurienne qu’est Deshoulières. Au lyrisme inspiré par le Ciel, elle préfère une attention au réel modeste, les saisons, les animaux, le corps souffrant, l’éphémère. Contre l’extase, elle professe l’observation, l’humilité d’un savoir bas qui se méfie des hauteurs. D’où la désublimation (si l’on me permet ce néologisme peu heureux mais pratique) systématique de la part de celle qui préfère la lucidité à l’enthousiasme.
Deshoulières privilégie un contre-chant lyrique, dévoilant à travers l’exercice d’une poésie ludique les chausse-trappes et les prétentions du grand lyrisme, toute cette pompe factice que Kundera aurait appelé le kitsch, pour lui préférer la gaieté et la légèreté « enjouée » d’un badinage assumé. La pose poussinienne de l’inspiration, le sublime bolévien affecté, la parole prophétique ronsardienne, Antoinette n’en est pas dupe, et ne nous invite pas à y souscrire. Elle démythifie le furor et l’enthousiasme, récuse les mirages d’une passion qui s’exalte elle-même et, surtout, démonte le fétiche de la « gloire » (surtout posthume) au profit d’un art de vivre au présent : ataraxie, tempérance, agrément, conversation. Sa méthode pour déboulonner les idoles consiste moins en une subversion frontale, peu compatible avec l’esthétique de la civilité galante qui évite de choquer et de se prendre au sérieux, que d’une édulcoration stratégique qui vide les thèmes et idéaux lyriques de leur substance. La plainte hyperbolique, la démesure élégiaque, la promesse d’immortalité par le chant sont systématiquement adoucies, obliquées ou traitées à travers des masques et des maquillages. Plus généralement, Deshoulières met en place dans son œuvre un dispositif de contre-lyrisme permanent et systématique : humour, ironie, animaux de compagnies, réel humble, pointes et jeux verbaux constituent autant d’antidotes qui permettront l’émergence d’une voix poétique différente de celle issue de la tradition platonicienne, pétrarquiste et ronsardienne que son adversaire Boileau, au fond, ne fait que perpétuer : n’affirmait-il pas, au seuil de L’Art poétique (1674), « C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur / Pense de l’art des vers atteindre la hauteur / S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète / Si son astre en naissant ne l’a formé poète » ? L’image de l’inspiration apollinienne, si elle n’est pas totalement absente chez Deshoulières puisqu’on trouve quelques rares variations très conventionnelles dans quelques pièces encomiastiques (p. 253), reste toutefois exceptionnelle sur le mode sérieux. C’est qu’une telle profession de foi mystique ne convient guère à la simplicité d’une poétesse adepte d’une éthique lucrétienne mâtinée de gassendisme.
Style moyen et poésie de l’immanence
Ce lyrisme de l’immanence pratiqué par Deshoulières est-il pour autant un lyrisme diminué, mièvre, affadi et prosaïque ? Son art n’est-il pas d’abord, à l’heure où triomphe le soupçon généralisé et le regard aigu des moralistes, une poésie du désenchantement et du dessillement ? La désublimation de tous les grands mythes consolateurs du vieux lyrisme (inspiration, passion, immortalité, et sublime céleste tonitruant) n’est que le préalable nécessaire à l’émergence d’une autre voix, le chant lucide des biens possibles, utiles et doux, du monde comme il va. Ce chant est bâti sur les procédés caractéristiques du style moyen.
Par « style moyen », on entend, dans la tradition rhétorique héritée de l’Antiquité, le genus medium (ou mediocre), position intermédiaire entre le genus subtile (tenue/humile) et le genus grande (sublime), selon la codification de Cicéron (Orator, 69-74 ; De oratore, III) et de Quintilien (Institutio oratoria, XII, 10). Le style moyen correspond paradigmatiquement à celui des Géorgiques, ouvrage de Virgile qui tient le milieu entre l’Enéide et les Bucoliques5 .Destiné prioritairement à delectare (plaire) tout en instruisant (docere) sans chercher l’emportement pathétique (movere), le style moyen conjugue correction, clarté et ornement mesuré, proscrivant aussi bien la sécheresse que l’enflure : période ample mais tenue, figures tempérées visant à l’équilibre au moyen de la litote et de la variatio, lexique choisi sans préciosité ni bassesse, cadence harmonieuse. Repris par la poétique classique française, le genus mediocre devient une esthétique de la mesure fondée sur la bienséance, l’agrément et le naturel, propre à régler l’expression de l’affect. Il convient aux genres de sociabilité autant qu’à la poésie morale voire religieuse : loin d’être tiède, il est une discipline de la justesse, éthique et formelle, dans l’héritage de l’horatienne de l’aurea mediocritas6 .
Un faisceau de signatures formelles permettent de caractériser le style moyen de Deshoulières, toutes perceptibles dès le premier portrait :
- Mesure et mediocritas assumées : « Sa taille n’est encor ni grande ni petite » (p. 88, v. 6)
- Litote et atténuation (contre le sublime tapageur)
Le portrait de Mademoiselle de Vilenne avance par « assez », « pas mal », « je ne sais quoi », qui disent la retenue et la politesse du jugement : « Elle a je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer » (p. 88). - Lexique de l’agrément et de l’urbanité. La beauté est évaluée « à l’agrément », non au spectaculaire ; la sociabilité élégante est la mesure du goût : « elle est […] pleine d’agrément » (v. 7).
- Ton conversationnel et adresse à l’allocutaire. L’échange mondain se joue à vue (« chère Amarillis »), avec apartés, connivences et circulation des voix ; la poésie imite la causerie, v. 16.
- Clarté et cadence binaire. Énumérations calmes, parallélismes, périodes sans boursouflure : « Sa gorge…, ses bras…, sa taille… ». La phrase avance droit, sans clinquant.
- Badinage sérieux (satire sans fiel). Dans le « Portrait de M. de Lignières », l’ironie reste souriante (« un aimable imposteur, un illustre volage », p. 90) ; la charge plaisante est tenue en laisse par l’urbanité et la taquinerie par le respect.
- Tempérance des affects. La sensibilité se contrôle : « Un aimable enjouement, une douce langueur, / Mêlés également, font sa charmante humeur » (v. 55, p. 88). Alliance d’allègre et de doux, sans excès.
- Dissimulation du savoir. La culture n’est pas brandie, elle s’insinue en naturel : Lucrèce est adapté « en galimatias fait exprès », non pour diffuser ouvertement un savoir philosophique ou scientifique.
- Modestie d’auteur et éthique de la « négligence: La préface et l’autoportrait qu’elle comporte minorent l’ambition : « Sans crainte, sans inquiétude, / Je livre mes amusements… ». L’ » amusement » dit l’art contenu et discret, non l’à-peu-près d’une dilettante (p. 99).
- Primat du présent (lié à la morale épicurienne tempérée). « Le seul bien qui nous appartienne, / [c’est] le présent », écho du carpe diem cher au maître du style moyen, Horace (p. 340, v. 34-35)7 .
- Souplesse du vers qui imite le style faussement négligé du sermo pedestris. Cette souplesse se remarque à l’emploi du vers hétérométrique dit « libre » ou encore aux enjambements nombreux, même dans les vers à dimension morale « Il a peu de bon sens quand il va s’entêter / De la vanité… » (p. 341, v. 75).
- Désenvoûtement du grand genre, sans aigreur. Dans « l’Épître chagrine », la poète déconseille la « frivole gloire », sur un ton simple et direct de recusatio du « talent » poétique : « Vous que le ciel n’a point fait naître / Avec ce talent que je hais… ». La malédiction attachée au génie poétique se dit en refusant toute posture dramatisée.
- Économie de la louange. L’éloge est rarement dithyrambique, mais plutôt édulcoré : « Elle parle du moins aussi bien qu’elle écrit… ». La tournure baisse d’un ton la célébration mais conserve l’élégance (p. 89, v. 44).
- Portraits à hauteur d’homme. La physionomie et les mœurs se peignent en se gardant du sublime comme du grotesque : « Il est droit, assez grand… « , « Ses yeux… sont fins, ils sont doux… » (p. 90, v. 12).
En bref, chez Deshoulières, le style moyen n’est pas un “milieu tiède” : c’est une éthique de la litote, de la mesure et de l’agrément, servie par une une poétique de la conversation, en vue d’une politique de l’effet, le désamorçage du sublime tonitruant comme du burlesque débraillé, pour mieux installer une voix de justesse.
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Qu’on ne s’y trompe donc pas : cette quête du bonheur par le style moyen n’est ni facilité ni impuissance à s’élever, mais un chemin de crête. Les idéaux de « tendresse » et de « repos » requièrent une surveillance de tous les instants, et la plume qui prétend les chanter nécessite une virtuosité de l’équilibre, une neglegentia diligens qui tient la ligne entre emphase et platitude : trop de tension, et l’on verse dans le grandiloquent ; trop de relâche, et l’on tombe dans le terne ou le vulgaire. Chez Deshoulières, le « moyen » est une conquête exigeante, une corde raide où se joue un sublime du lieu commun, pour emprunter le titre du beau livre de Francis Goyet8 . Si la critique a pu paraître désemparée devant la position inattendue de Deshoulières et la manière dont elle déjoue nos définitions usuelles du lyrisme, c’est qu’elle inscrit sa pratique poétique sous le signe d’un soupçon méthodique, qui n’est pas simple cynisme, ni renversement subversif, mais stratégie de lucidité. Les lieux communs du lyrisme ne résistent pas à ce désamorçage léger et souriant des vieux topoï. Trois lignes de force règlent l’économie de cette suspicion badine.
- L’horizon mondain et libertin d’urbanité qui décourage l’effusion pathétique et le furor poétique.
- Le dialogue serré avec la morale des Maximes. L’amour-propre, les fausses vertus et la vanité des réputations font l’objet d’un démontage systématique.
- L’opposition « moderne » au sublime, mais sans rien renier de l’héritage des Anciens.
Explication de texte : le portrait de Mademoiselle de Vilenne (p. 88)
Le « Portrait de Mademoiselle de Vilenne » (1658, imprimé dans le Recueil des portraits et éloges de 1659) offre un observatoire très net de la reconfiguration du lyrisme chez Deshoulières, sous la double pression de la sociabilité galante et d’une éthique de la mesure. La sincérité ne passe pas par l’effusion, mais par un réglage rhétorique du compliment et un usage maîtrisé des figures convenues. Les louanges blasonnantes des parties du corps et des qualités de l’âme ne sont pas à prendre au premier degré, mais l’affection tendre de la poétesse pour Mademoiselle de Vilenne ne perce pas moins parfois la carapace des conventions et des clichés.
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D’emblée, la parole lyrique se manifeste comme poussée irrépressible (« Je ne puis m’empêcher…« , v. 1), mais cette impulsion est aussitôt canalisée par le cadre codé du portrait de ruelle (« … de faire la peinture », v. 1), avatar mondain de l’ut pictura poesis (( Sur le portrait mondain, voir Jacqueline Plantié, La Mode du portrait littéraire en France, 1641-1681, Paris, Honoré Champion, 1994. )) . La sincérité n’est donc pas congédiée : elle circule à travers la convenance et trouve sa vérité dans le réglage formel.
Cette scénographie implique un éthos d’autorité intime : « Je connais son esprit, sa beauté, son mérite » (v. 5). Le je n’est pas la voix anonyme d’un blason, mais un témoin responsable qui « peint au naturel ». Pourtant, la même voix se tient à distance des hyperboles brutales : « Sa taille n’est encor ni grande ni petite » (v. 6) ; « Son nez n’est pas mal fait » (v. 11). La litote et l’entre-deux sont ici signature d’un style moyen : ni épanchement, ni sécheresse, mais une tenue qui refuse l’emphase tapageuse. Même les exclamations (« Qu’ils sont fins ! qu’ils sont doux ! », v. 12) évitent tout débordement expansif. Ainsi le blason corporel, très complet (cheveux, teint, yeux, bouche, dents, gorge, bras, mains, taille : v. 10-34), se déploie sous le signe du juste milieu ; l’hyperbole pétrarquisante subsiste (« cent mille trépas », v. 4 ; « où l’Amour prend ses armes », v. 13-14), mais elle est polie par une civilité des affects qui préfère l’agrément du je ne sais quoi (« Elle a cet air galant… un charme inexplicable », v. 29-30) et la santé nécessaire au plaisir (« La fraîcheur de son teint, et sa vivacité, / Font bien voir que Phillis a beaucoup de santé », v. 27-28) à la fureur larmoyante9 .
La structure du poème, très lisible, mène du corps à l’esprit, puis de l’esprit au secret. Le premier pivot décisif est situé au vers 35 : « Son esprit tout divin répond à ce beau corps » (v. 35). Ici, Deshoulières corrige les soupçons de superficialité, et de ce bel esprit mondain raillé par les adversaires des « Précieuses » : « Ce n’est point un esprit qui n’a que l’apparence » (v. 37) ; il est « grand, plein de feu, solide, égal et doux » (v. 39). Tout est affaire d’alliage : le feu n’est pas l’emportement, car, non sans effet quelque peu oxymorique, il demeure égal et doux ; la fierté cohabite avec le jugement et la mémoire (v. 41-42). Le style moyen n’est pas l’apathie : c’est une coïncidence des contraires. S’y ajoutent les marqueurs de sociabilité lettrée : « Ses billets sont galants… Elle parle du moins aussi bien qu’elle écrit » (v. 43-44), et surtout la compétence partagée : « Elle n’a pas besoin qu’on lui traduise rien / De ce que nous avons du Tasse et de Virgile » (v. 48-49). Le « nous » dit la connivence et la complicité : en Mademoiselle de Vilenne, la poétesse peut se reconnaître, puisque, Deshoulières aussi maîtrisait ces langues et ces œuvres, de sorte que Madame de Vilenne est construite comme un double ou une jumelle de la poétesse : une Moderne qui confesse lire et goûter aussi la littérature ancienne, mais sans étaler avec impudeur une érudition de femme savante. Le portrait devient ici autoportrait oblique : dans l’univers mondain, parler de soi passe souvent par la louange de l’autre (Deshoulières emploie de façon récurrente ce procédé dans ses portraits).
La fin du poème rehausse encore cette éthique par deux traits. D’une part, la modestie : « Chaque jour cette admirable fille / Cache soigneusement tous ces dons précieux » (v. 50-53). D’autre part, la tempérance des humeurs : « Un aimable enjouement, une douce langueur, / Mêlés également » (v. 55-56). L’oxymore maîtrisé produit une musique affective subtile : ni fadeur, ni tumulte, mais un mélange qui rend la personne « charmante ». Vient alors la réticence qui dit plus qu’elle ne tait, conformément à l’esthétique du laisser deviner, lointain héritier du senhal courtois qui cultivait déjà la discrétion : « Et si je ne craignais pas de la mettre en colère, / Je dirais qu’elle en fait admirablement bien » (v. 46-47). La confidence intime passe paradoxalement par la réticence à dire et le secret gardé ; elle dit qu’elle ne dira pas. On peut y lire un souvenir de l’éthique courtoise qui vient doubler la discrétion mondaine. Par praeteritio, la poétesse atteste sans exhiber ; elle confirme « l’anti-curiosité » propre à la conversation honnête10 . La clausule pousse cette logique jusqu’au bout : « Mais chère Amarillis, on n’y connaîtrait rien, / On ne saurait jamais le sujet de sa flamme, / Ses yeux garderaient bien le secret de son âme » (v. 60-62). L’aveu n’est pas désavoué ; il est à couvert. Il passe ici par le motif de l’insinuation : l’amie fidèle connaît le secret de son amie mais restera à jamais silencieuse. Le lyrisme s’invente ici sous le signe du secret, non du spectacle.
Cette poétique de la réserve n’est pas seulement un accommodement mondain ; elle reconfigure l’énonciation elle-même. Le portrait est polyadressé : il est destiné explicitement à « chère Amarillis« (v. 16, repris v. 60), mais se sait prononcé devant témoins, ceux des ruelles et les lecteurs du livre. D’où un dispositif de conversation : apostrophes, gradations, couplets à rimes plates qui privilégient la continuité argumentative sur l’éclat isolé. Les « billets » mentionnés (v. 43) et l’égalité entre écrire et parler (v. 44) thématisent l’échange, le don/contre-don d’esprit qui fonde la sociabilité galante. Dans ce régime polyphonique, le lyrisme cesse d’être soliloque : il devient pacte d’écoute.
On comprend dès lors en quoi la voie choisie par Deshoulières est un chemin difficile. Il est plus aisé d’exagérer que de viser juste. L’émotion est là : les larmes (v. 14), les désirs (v. 13), l’aveu implicite (v. 46-47). Mais cette émotion passe par le tact, la complicité. Loin de toute intimité dévoilée avec impudeur, la poétesse cultive une intensité mesurée qui préfère l’agrément, la santé, l’urbanité du « je-ne-sais-quoi » (v. 19-20) à l’enflure.
Le poème obéit à toutes les règles d’un jeu très formaté, égrenant la litanie des perfections attendues, tant morales que physiques. Mais trois procédés réintroduisent le vrai :
- la présence d’un « je » responsable et auctor qui garantit l’authenticité de la description (« je peins au naturel »),
- les bornes de la franchise et l’exigence du secret, qui laissent entendre une proximité affective ;
- le partage de références expertes, signes d’un lien réel, d’amitié et d’admiration, sous le signe de la littérature.
On peut alors risquer une hypothèse d’ensemble : ce portrait programme, à l’échelle de l’œuvre, une entreprise réfléchie de déboulonnage des anciennes théâtralisations du sentiment. Matérialiste et épicurienne dans sa manière, c’est-à-dire attentive aux conditions concrètes du bonheur (santé, humeur, sociabilité, jugement) autant qu’à la joie de la lettre, Deshoulières maintient le chant, mais le déspectacularise. Elle n’oppose pas la sincérité aux codes ; elle la fabrique dans et par les codes. Ainsi le lyrisme, loin d’être une pure effusion, devient un art de vivre : conversation, amitié lettrée, modestie fière représentent tout un style d’âme qui, chez Vilenne, renvoie en miroir à la poétesse elle-même. C’est ainsi une autre grammaire du « je » poétique que la poésie d’Antoinette Deshoulières nous invite à envisager, qui passe par le détour de l’autre.
*
Cette désublimation du lyrisme au profit d’une autre forme d’intensité poétique, compatible avec l’agrément, la sociabilité douce et le style moyen, se repère à la fois dans les poèmes issus de sa veine amoureuse, dans ceux issus de son inspiration encomiastique, et même dans ses vers sacrés, comme nous allons le voir dans les prochains billets.
- Ingrid Riocreux, « L’illisibilité en pratique ou le choc des univers mentaux (l’exemple du lyrisme) « , Fabula-LHT, n° 16, janvier 2016, https://doi.org/10.58282/lht.1671 . [↩]
- Il faudrait refondre au moins les sections « les thèmes lyriques » et la « tonalité lyrique », propres à faire des ravages au lycée. [↩]
- Ingrid Riocreux, art. cit. [↩]
- Ibid. [↩]
- Voir par exemple Alain, « Le genre littéraire », in L’histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2023, p. 143-162. [↩]
- Horace, Ode à Licinius, II, 10, 5. [↩]
- « Dum loquimur, fugerit invida aetas : carpe diem, quam minimum credula postero« , « Pendant que nous parlons, le temps jaloux s’enfuit. Cueille le jour, et ne crois pas au lendemain. », Odes, I, 11, 8, trad. Leconte de Lisle. [↩]
- Francis Goyet, Le Sublime du ‘lieu commun’. L’Invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2018. [↩]
- Nous verrons dans un billet ultérieur que la « santé » est une condition du bonheur chez Gassendi. [↩]
- Voir l’excellent article, comme toujours, de Myriam Dufour-Maître, « Une anti-curiosité : la discrétion chez Mlle de Scudery et dans la littérature mondaine (1648-1696) » in Curiosité et Libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, éd. Nicole Jacques-Lefèvre et Sophie Houdarde, ENS Editions, 1998, p. 333-358. [↩]
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La lyre au crépuscule
La poésie sous Louis XIV n’a pas bonne presse dans les histoires littéraires. Il existe une
« idée bien ancrée selon laquelle la poésie française serait entrée en hibernation à la fin de l’époque baroque et qu’à l’exception notable de La Fontaine, aucun ‘véritable’ poète n’aurait survécu à l’avènement du classicisme »
estime Volker Schröder1 . Le lyrisme est-il en crise ou déjà mort dans les années 1680-1690 ? Deshoulières fut-elle l’un des artisans de ce prétendu déclin ? Autrice née trop tard dans un monde poétique déjà bien vieilli, a-t-elle précipité cette décadence de la poésie lyrique que Sylvain Menant appelait « La chute d’Icare », et qu’il faisait débuter vers la fin du XVIIe siècle ?

Les Modernes entre crise et progrès
Les contemporains sont les premiers responsables de ce discours décliniste. Le sentiment de décadence de la poésie s’amorce en effet très tôt, dès les années 1680, au moment de la Querelle des Anciens et des Modernes. C’est de cette période que datent les prémices d’un des mythes littéraires les plus tenaces de notre historiographie, celui des vingt années miraculeuses de la splendeur classique (1660-1680), qu’on appelle parfois la « génération de 1660 ». En 1687, l’année où Deshoulières fait paraître son recueil, Perrault affirme dans son Siècle de Louis Le Grand la thèse du progrès des arts, mais ses vers laissent en même temps filtrer l’intuition d’un proche déclin2 . Il regrette l’époque du « célèbre Corneille » (qui décède en 1684), et considère avec nostalgie les auteurs de l’âge immédiatement précédent, tous décédés lorsque son poème est déclamé à l’Académie française :
Les Régniers, les Maynards, les Gombaulds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans,
Les galants Sarasins et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs, les Rotrou, les Tristans…3Deshoulières, comme Perrault partisane des Modernes, laisse transparaître la même nostalgie et le même sentiment d’un déclin de la poésie, par exemple dans la pièce consacrée à déplorer la mort de Montausier : avec lui, c’est le souvenir d’une époque « aux Muses plus propice » qui disparaît :
Et tous deux sont suivis de ces Illustres Morts,
Qui dans une saison aux Muses plus propice,
Firent de leurs charmants accords. (p. 293)La Motte, ou Chaulieu, qui écrit en 1713 « contre la corruption du style et le mauvais goût du temps », entérineront cette vision d’une « chute d’Icare » dont le début daterait des années 1680, et à laquelle participe la nostalgie de Deshoulières pour l’époque bénie de la Chambre bleue4. Le sentiment de déclin se poursuit ensuite: dès 1719, La Motte ouvre son Discours sur la poésie en général par une adresse à « ceux qui sont trop prévenus contre [la poésie] » ; il dénonce plus loin la « tyrannie de la rime » et plus généralement les contraintes qui gênent la liberté d’expression :
Eh ! Le moyen que la mesure des vers, la tyrannie de la rime, jointe sur-tout à la contrainte de l’ ode, ne nous arrachent quelquefois un mot que nous sentons bien n’ être pas le plus juste, mais que nous nous pardonnons en faveur de quelque beauté que nous serions obligés de sacrifier avec lui ?5
Ces réticences révèlent qu’un préjugé contemporain existe déjà, lié à la promotion de la prose claire, et à la redéfinition des critères esthétiques par Du Bos à la même époque. Mais cette thèse d’une chute d’Icare suivie d’une longue nuit de la poésie se cristallise surtout au XIXᵉ siècle, chez les historiens de la littérature. Nisard, puis Lanson considéraient le XVIIIᵉ comme un « siècle de la prose » 6 , la « décadence » de la poésie étant associé en réalité à l’époque louis-quatorzienne. Dans les années 1950-1960, la vogue du baroque littéraire, qui remit à l’honneur tant d’auteurs méconnus du début du XVIIe siècle, tendit à dévaloriser par contre-coup la poésie du « plein-classicisme » (Rousset), au sein de laquelle ne surnageait guère que la figure de La Fontaine. Tous négligèrent la poésie galante et mondaine de la fin du siècle, accréditant ainsi par ce dédain le lieu commun de la chute d’Icare.
Les « arrangeurs de syllabes »
La critique chercha les raisons de cette décadence présumée, et leurs arguments continuent aujourd’hui d’être souvent relayés. On considère d’abord que la poésie classique aurait souffert d’un excès de formalisme, dû en particulier aux exigences avant tout techniques de la réforme malherbienne, considérées comme incompatibles avec le libre flux de l’inspiration et débouchant sur un simple artisanat du vers.
Pour faire bref, on a appelé réforme de Malherbe (1555-1628) un recentrage de la poésie sur la diction, la correction et l’euphonie, au détriment du furor et de l’inventio. Génetiot résume ce basculement comme un déplacement « de l’invention vers l’élocution », dont l’effet sera l’instauration d’un primat de l’art sur l’inspiration, impliquant une pratique méthodique de reprise et de polissage du vers. De ces principes découle un ensemble de normes techniques : une promotion de la rime riche mais sans excès, une prédilection pour les clausules, la formalisation de l’alexandrin en tétramètre correctement césuré, enfin, et peut-être surtout, une réingénierie de la strophe, et en particulier du dizain, divisé en deux quatrains suivis d’un tercet. Aux questions de prosodie et de métrique s’ajoute un purisme lexical entraînant la purgation des archaïsmes, mais aussi des provincialismes, des latinismes, des italianismes et plus généralement des « termes bas ». Malherbe traque jusqu’aux suites sonores jugées cacophoniques : il condamne ainsi chez Desportes « Madame, Amour, Fortune & tous les Elemens », reprochant à son prédécesseur la succession des syllabes « Ma-da-ma »).
Ces maximes, reprises et amplifiées par Balzac et Vaugelas, provoquent un appauvrissement des ressources lexicales et, en particulier, une diminution du nombre de mots susceptibles de rimer entre eux. Malherbe ne craint pas une poésie conventionnelle : la mythologie y est par exemple rabattue au rang de comparant convenu ; Malherbe restreint les fables aux références les plus communes et les subordonne à une idée abstraite. La suite du siècle, marquée par le succès des Remarques de Vaugelas (1647) et de L’Art poétique de Boileau qui fera de Malherbe le grand réformateur de la poésie française (« Enfin Malherbe vint et le premier en France… », 1674), fera paraître la poésie comme une simple métromanie, et le poète comme un « arrangeur de syllabes », formule que, d’après Tallemant, Malherbe appliqua à Racan et à lui-même7 .
Nuançons sans attendre cette vision technicienne de la position prêtée à Malherbe, afin de ne pas caricaturer sa « réforme » et de comprendre la nature et les enjeux des exigences formelles auxquelles Antoinette Deshoulières souscrivait, comme les autres poètes de son temps. D’une part, l’architecture malherbienne « impeccable » est explicitement tempérée par l’exigence d’euphonie et de « style doux et coulant » : la musique du vers reste un critère de la qualité de l’écriture. D’autre part, Malherbe n’invente pas ex nihilo un carcan : il précipite une évolution qui date de la fin de XVIᵉ siècle et tend vers l’ordre, la sobriété et la clarté ; il propose un outillage rhétorique que le lyrisme comme le théâtre sauront exploiter. En somme, la mécanique post-malherbienne, pensée pour la netteté et la persuasion, n’abolit pas la veine lyrique : elle la reconfigure. Ce qui n’empêche pas que, regardée depuis une poétique de l’inspiration, elle ait nourri à tort le cliché d’une poésie classique définie comme un simple artisanat du vers, voire une prose versifiée.
L’idéal de clarté : rêve ou cauchemar?
La révolution philosophique, scientifique et technologique qui marque la seconde moitié du XVIIe siècle a aussi été considérée comme préjudiciable à la poésie. Rationalisme cartésien, absolutisme louis-quatorzien et mercantilisme colbertiste ne paraissent pas constituer un terreau favorable à l’émergence d’une forme littéraire associée à l’imagination et à la fantaisie verbale.
Michel Foucault parle, pour désigner cette période, du passage de l’épistémè de l’analogie à l’épistémè de la représentation8 . Il signifie par là que les conditions de possibilité du savoir (définition qu’il donne à « épistémè ») changent. Entrer dans l’épistémè de la représentation, dont la Grammaire et la Logique de Port-Royal constituent en quelque sorte le manifeste, c’est passer, vers 1650-1660, d’un savoir fondé sur les ressemblances et les similitudes à un savoir qui vise la mise en ordre du réel par des signes transparents. Connaître revient désormais à établir des taxinomies et représenter correctement, à travers des opérations de définition, de classement, de mesure et de preuve. Ce nouveau régime de vérité, en prise avec la mathématisation du monde qu’implique la philosophie et la science modernes, aboutit à séparer radicalement les « choses » des « mots » qui se contentent désormais de les désigner le plus fidèlement possible. Les images poétiques risquent alors de se trouver alors privées de leur sève, dépouillées de la fonction cognitive héritée de la Renaissance, lorsque la connaissance reposait sur le repérage des similitudes, et pour finir réduites à un rôle purement ornemental. La métaphore classique, qui doit désormais être frappée au coin de l’évidence et du bon sens, tend à n’être admise qu’à proportion de sa transparence conversationnelle. Telle par exemple celle du « timon du vaisseau » (p. 198), qui constitue le roi en pilote d’un navire :
Nul Roi n’a porté seul le pénible fardeau,
Les a-t-on vu cesser dans ses douleurs cruelles,
Quoi qu’en des mains sages, fidèles,
Il eût pu confier le timon du Vaisseau ?Deshoulières opte pour un cliché politique issu de l’Antiquité, celui de la « nef de l’État », image humble par cela même qu’elle est convenue, et immédiatement intelligible. On retrouve le même lexique quasi-administratif et concret dans la pièce à Turgot, lorsque la poétesse évoque « le dédale des lois » pour désigner la complexité du système juridique (p. 282).
Une fois rompu le lien quasi magique qui liait la parole poétique à l’essence des choses, une fois privée de son pouvoir heuristique ou épistémologique, la poésie semble au premier abord se trouver dépouillée de ses enchantements traditionnels, et contrainte comme la prose de viser la clarté, de fuir l’équivoque, de se laisser guider par la raison, avec la grâce et l’élégance pour seuls et derniers atouts. Or, la plupart des régimes poétiques, de la Renaissance au Surréalisme en passant par le Romantisme, associent si structurellement la poésie aux images que le statut accordé aux figures de comparaison par l’époque classique nous paraît assez inconfortable. Les clichés n’ont pas bonne réputation en littérature, de nos jours.
En réalité, ce récit de dessiccation de l’image, longtemps véhiculé par les histoires littéraires et perceptible encore dans la thèse de Sylvain Menant, ne tient qu’à demi9 . D’une part, les formes de la conversation imposent au discours poétique des vertus qui ne sont pas anti-figurales en soi : variété, brièveté, pointe s’accordent sans peine avec le ciselage de figures piquantes et inattendues ; d’autre part, la poétique du mot d’esprit exige une technicité rhétorique qui inclut l’usage habile des tropes : l’artifice et l’ingéniosité du concetto, fondés sur l’équivoque, l’antithèse ou le renversement, produisent des éclairs de vérité, comme des maximes en miniature. Ainsi l’idylle intitulée « Les Moutons » s’achève-t-elle sur une comparaison surprenante en forme de verdict moral : « Vous êtes plus heureux et plus sages que nous. » (p. 125). Ce dernier vers retourne tout le tableau pastoral : la nature (et les bêtes) donnent la norme d’une sociabilité sans domination. La chute vient ici condenser une leçon éthique, voire politique, de sorte que la figure apparaît propre à cristalliser une norme ou à délivrer une leçon, sur la vanité, la mesure ou l’amitié. Autre exemple : « Ah ! c’est un dévot de cabale » (p. 314) qui sert de relance à l’Epître au Père de La Chaise. Le trait final ou intermédiaire n’est pas un ornement : il qualifie une conduite, fixe une typologie sociale et produit l’effet de vérité d’un mot juste. La figure, dont la fonction relève ici de la satire, classe les comportements et sanctionne, par le rire amer, l’un des principaux vices, l’hypocrisie. Antoinette Deshoulières, qui affectionne également les images plus amples et jusqu’aux comparaisons de style homériques, est loin de négliger les tropes. La ballade à sa fille comporte ainsi une longue métaphore filée : « Fille ressemble à ce bouton vermeil… » (p. 229). Enfin et surtout, si Deshoulières ne se caractérise pas souvent par l’invention de stupéfiants-images inouïs, elle parvient à déplacer ou réactiver subtilement des images conventionnelles afin de leur donner un sens nouveau. Dans la même ballade, l’image classique de la rose qui se fane, topos bien émoussé depuis Horace et Ronsard, laisse place à l’épine, non comme le reste passé de la fleur, mais son repoussoir dangereux. L’image la plus « classique », celle de la femme-rose, n’est gardée que pour être privée de tout lyrisme au profit d’une pointe mordante dont l’épine apparaît comme la mise en abyme.
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Plutôt qu’un assèchement pur et simple, le changement d’épistémè opère une conversion du figuré. La métaphore cesse sans doute d’être clef herméneutique du monde, comme elle l’était à la Renaissance, mais elle devient preuve de justesse, sous l’égide des principes de clarté, de naturel et de convenance ; elle devient aussi levier pragmatique dans des formes brèves et dialogales, visant à renforcer les effets et les adresses. C’est cette re-fonctionnalisation de l’image, et non sa mort, qui a pu faire paraître le figuré classique comme décoratif. Or, vu de l’intérieur, il s’agit d’un changement de régime de vérité des figures, calibré par la raison et la conversation.
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En acceptant l’idée d’une « crise de la poésie » et en reconnaissant l’absence de figure exceptionnelle au cours de cette période marquée par « l’immobilisme », Menant reconduit en partie l’idée d’un déclin des hautes ambitions poétiques dont l’origine remonte aux années 1680. Mais son enquête montre aussi l’intense vitalité d’une production versifiée nourrie par les périodiques et les « petits genres ». La poésie, loin de se tarir à partir de la réforme malherbienne, ne renonce à sa prétention grandiloquente que pour se déplacer du côté du naturel et du « style moyen », au sein d’une scénographie mondaine. En réalité, c’est pour une grande part notre conception datée du lyrisme, tributaire du Romantisme, qui fait écran aux pratiques salonnières du XVIIᵉ siècle. Nous allons tenter dans le billet suivant de cerner la nature du lyrisme à l’époque « classique ».
- « We first need to confront the ingrained idea that French poetry went into hibernation at the end of the baroque era and that, with the sole exception of La Fontaine, no ‘true’ poet survived the onset of classicism », V. Schröider, « Verse and Versatility : The Poetry of Antoinette Deshoulières », Teaching Seventeenth- and Eighteenth-Century French Women Writers, ed. Faith E. Beasley, New York: The Modern Language Association of America, 2011, p. 242-249 , https://shs.hal.science/halshs-02305247/document. [↩]
- Contrairement à Fontenelle, seul adepte à l’époque de la thèse d’un progrès continu des arts, Perrault considère que l’âge de Louis XIV marque un somme insurpassable et qu’on ne saurait monter plus haut. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre carnet consacré à Boileau: https://boileau.hypotheses.org/174 . [↩]
- Charles Perrault, Le Siècle de Louis XIV, 1687. [↩]
- Voir Menant, La Chute d’Icare, op. cit. p. 104. [↩]
- Œuvres de Monsieur Houdar de La Motte, Paris, Prault, 1754, p. 55. [↩]
- Marius Roustan, La Littérature française par la dissertation, Paris, Paul Delaplane, s. d. [↩]
- Gédéon Tallemant de Réaux, Historiettes, Paris, A. Levavasseur, 1834, t. I, p. 172. Les deux ouvrages essentiels pour bien comprendre la réforme malherbienne sont : Ferdinand Brunot, La Doctrine de Malherbe d’après son commentaire sur Desportes [1891], Paris, Armand Colin, 1969 ; René Fromilhaghe, Malherbe. Technique et création poétique, Paris, Armand Colin, 1954. [↩]
- Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Rééd. coll. « Tel », 1990. Chapitre 2, « La prose du monde ». [↩]
- Si je n’éprouvais quelque scrupule à égarer l’agrégative et l’agrégatif diligents dans un dédale de lectures inutiles, je les renverrais au Chant de la grâce. Port-Royal et la poésie, Paris, Champion, 2003, où j’aborde ces questions depuis le prisme de Port-Royal. [↩]


