Le chant du bonheur.

Introduction à la poésie d’Antoinette Deshoulières

  • La dernière Précieuse ?

    La poésie d’Antoinette Deshoulières : « un charmant badinage »

    Antoinette Deshoulières semble d’abord s’inscrire pleinement dans la tradition de la mondanité galante du milieu du XVIIe siècle, héritée des salons précieux de l’époque de l’Hôtel de Rambouillet, et en reconduire la « poétique du loisir mondain ».

    • Comme ses prédécesseurs tels que Voiture ou Sarasin, Deshoulières conçoit la poésie avant tout comme un loisir aristocratique et non sous l’angle d’une carrière littéraire. En effet, la poétesse, qui attend dix ans avant d’activer le privilège reçu pour son recueil de poèmes, affecte de cultiver à l’égard de la poésie imprimée une indifférence partagée par l’ensemble de l’aristocratie. Elle privilégie la circulation orale ou manuscrite de ses vers dans les cercles choisis, ou la parution occasionnelle et éphémère dans le Mercure galant, plutôt que la publication formelle en volume, qui n’interviendra qu’en 1688. Cette amateurisme assumé est confirmé par Antoinette-Thérèse, dans la préface de l’édition de 1695 des œuvres de sa mère, où elle écrit que cette dernière « travaillait si peu dans la vue de faire passer son nom à la postérité », ne cherchant qu’à plaire sur le moment sans même conserver ses œuvres. Antoinette elle-même qualifie d’ailleurs ses écrits de simples « bagatelles » (p. 304), attitude typique de la poésie de salon où l’on écrit pour le plaisir et l’agrément du cercle mondain, non pour la gloire littéraire ou le profit.
    • Deshoulières fréquente les mêmes milieux que les participants aux « ruelles » de la génération précédente, et elle s’en inspire. Jeune, elle a pu observer quelques salons fameux avant de tenir le sien propre avec sa fille. À l’image des dames de l’hôtel de Rambouillet ou de Madame de La Sablière, elle privilégie la poésie de circonstance, spontanée et légère, au sein d’un cercle intime. Ses pièces galantes circulent ainsi comme un « tourbillon léger et enjoué, qui se distingue des écrits sérieux, voués à l’édition », comme l’écrit Sophie Tonolo, perpétuant l’esprit d’évanescence poétique de ses illustres aînées. Par exemple, dans le Mercure galant de 1678, Deshoulières lance la mode des « épîtres de chats ». Sous le nom de sa chatte Grisette, elle échange des lettres en vers avec d’autres chats de dames de la cour, au grand délice du public mondain de l’époque1 . Ce divertissement littéraire, frivole en apparence fait écho aux jeux d’esprit pratiqués par Voiture et ses amis un quart de siècle plus tôt.
    • La composition du recueil, par son savant désordre, a tout d’une ruelle imprimée. Il retient l’écho des conversations orales et mondaines qui l’ont vu naître, et fige des échanges nés à chaud (billets, chansons, etc.). La polyphonie est explicite, dans la querelle des ballades du temps jadis comme dans le cycle de la poésie animalière : à travers le jeu des réponses en chaîne, nous entendons les multiples voix d’une conversation versifiée. Nous sommes témoins des défis et des réponses. Des traces textuelles manifestent le rôle joué par l’édition pour relier et stabiliser des bribes volatiles (« rimes qui couraient alors », p. 532, « un mauvais rondeau qui courait », p. 393). Les destinataires des poèmes, ou même les pièces d’autres auteurs insérées dans l’œuvre, manifestent la dimension essentiellement dialogique et collective de la poésie des ruelles. Le pseudo-anonymat des astérisques ne fait au fond qu’authentifier la véracité du dispositif : à la lecture du recueil, on entre bel et bien dans la ruelle d’Antoinette, dont l’édition fixe l’éphémère, faisant revivre ces querelles mondaines qui rejouent en demi-teinte les grandes disputes littéraires du siècle, ainsi la « querelle des ballades » en 1684, qui rappelle la querelle des sonnets d’Uranie et de Job entre Voiture et Bensérade2 .
    • Les genres mondains privilégiés par Deshoulières trahissent aussi cette filiation galante. On relève dans son œuvre une prédilection pour les formes brèves prisées un demi-siècle plus tôt : madrigaux (elle en compose une quinzaine), chansons (une dizaine), ballades (huit), rondeaux (huit également) et églogues. Ces petits genres légers, remis à l’honneur par Voiture et ses contemporains, forment l’ossature de la poésie de société de 1630-1660. Deshoulières perpétue ce goût : par exemple, elle cultive le madrigal galant, pièce courte célébrant les émois du cœur avec grâce et esprit, réputée « respirer la douceur, la tendresse et l’amour » selon Boileau (Art poétique, chant II). De même, elle renoue avec la ballade à refrain et même avec le « vieux langage » marotique par jeu d’érudition, comme on le faisait jadis dans la Chambre bleue de l’incomparable Arthénice : « Le bel Esprit, au siècle de Marot.. » (p. 172). L’exemple le plus représentatif de cette veine au sein de notre recueil est sans doute la ballade en style archaïque insérée dans une épître, véritable hommage à « l’âge d’Amadis » chevaleresque cher aux précieux (p. 151). Par ces choix formels, Deshoulières manifeste sa dette envers les divertissements poétiques de l’ancienne génération galante.
    • Cette continuité s’aperçoit aussi dans le goût du badinage : ses contemporains louent son talent à « railler & badiner finement & agréablement » (( Cité par V. Schröder, « Madame Deshoulières ou la satire au féminin », art. cit. )) sans jamais blesser. Le badinage n’est pas gratuité : il est l’outil par lequel Grisette tente d’apprivoiser le désir de Tata et de le civiliser :

    Pour moi qu’un heureux sort fit naître tendre et sage,
    Je vous quitte aisément des solides plaisirs.
    Faisons de notre amour un plus galant usage,
    Il est un charmant badinage
    Qui ne tarit jamais la source des désirs. (p. 379)

    Dans ces vers, Deshoulières érige la douceur en principe de gouvernement du désir, contre l’absolu de la passion néoplatonicienne tout autant que contre l’obscénité. L’attaque (« tendre et sage« ) dessine un autoportrait éthique : la voix se place d’emblée sous le signe de la mesure, loin de toute bravade libertine. Vient aussitôt le glissement ironique : « je vous quitte aisément des solides plaisirs ». Le qualificatif « solides », qui renvoie à l’épaisseur et à la crudité des désirs, est congédié avec une élégance qui fait de la renonciation un geste léger et choisi ; la douceur s’y définit contre l’exigence de l’instinct. À cette brutalité évincée, le poème oppose un lexique de civilité : « un plus galant usage ». L’amour est rapporté à un code (« usage ») : non pas contrainte, mais norme de convenance qui stylise l’élan et l’apprivoise. Le cœur de la proposition tient dans « un charmant badinage » : terme-clef de la sociabilité mondaine, le badinage réduit la tension (de l’ardeur au jeu) sans jamais nier l’énergie du désir. Bien au contraire, la clausule l’affirme en positif : « qui ne tarit jamais la source des désirs ». La douceur n’éteint pas ; elle régule et, ce faisant, rend durable le plaisir, elle transforme la dépense en échange soutenu. Un psychanalyste dirait qu’elle la sublime. Ainsi, contre la veine satirique ou la gauloiserie, la pièce recalibre le désir en jeu réglé : on y brille sans blesser, on plaît sans outrer ; bref, ces vers incarnent une poétique de la modération où la galanterie donne sa forme aimable à l’érotique.

    À travers ces exemples de poésie mondaine, Deshoulières apparaît donc comme l’héritière directe de la galanterie précieuse du milieu du siècle, tant par ses choix de genres et de styles que par son ethos d’aristocrate lettrée écrivant pour le plaisir d’un cercle.

    Nous verrons dans l’étude du détail des textes que l’on peut aisément retrouver dans la poétique de Deshoulières tous les traits définitoires de la poétique mondaine définis précédemment :

    • L’esthétique des « grâces et des ris » (p. 252), caractéristique d’un néo-alexandrinisme auquel se mêle l’héritage d’Ovide. L’idéal esthétique, c’est cette grâce si difficile à saisir et dont La Fontaine disait qu’elle était « plus belle encore que la beauté ;
    • Le renouveau de la pastorale, cadre idéalisé d’une utopie sociale.
    • Le goût pour un médiévalisme badin et néo-gothique, perceptible dans la nostalgie du temps de la chevalerie, les rondeaux ou les ballades d’autrefois (p. 140, « Ballade » « A M. le duc de Saint-Aignan »)
    • Le classicisme latin, sensible dès le début du recueil à travers l’imitation d’Horace, dont Deshoulières reprend les genres favoris, épître, satire, ode ; ou encore dans la pratique des formes virgiliennes comme l’églogue.
    • Une facture malherbienne plaisamment mise à distance, comme on voit dans la parodie du Cid, hors-programme (p. 457) : « en cet affront Malherbe est l’offensé ». L’héritage du poète normand est contredit par la présence d’archaïsmes et de procédés de versification venus de la Renaissance et de la fin du Moyen-Âge, mais son nom souligne qu’il reste une référence par rapport auquel la poétesse doit se situer.
    • La pratique d’une poésie-conversation marquée par le dialogue, la familiarité, le naturel et les traces d’oralité, au service d’une utopie sociale fondée sur l’agrément partagé.
    • La reprise atténuée des grands thèmes de la lyrique amoureuse et thuriféraire : le dialogue avec Pétrarque est central, mis en scène en particulier dans l’épître à Mademoiselle de La Charce, p. 120, que nous étudierons dans ce billet.
    • Le parti pris d’enjouement: « Et la plus enjouée et brillante jeunesse / L’est bien moins que ma belle humeur », dit Mittin à Grisette (p. 384).
    • La négligence savante et le style moyen désinvolte: « vous jouez avec moi, mais c’est nonchalamment », déclare Blondin à Grisette, en une tournure dont l’intérêt métapoétique (p. 381) manifeste la sprezzatura calculée de Grisette.

    Le « je » est ici volontiers défini au sein d’un jeu de rôle où le pathétique est toujours contrôlé, le sentiment retenu, et les affects mis à distance. On pense, par exemple, à la “Lettre en vers” qui ouvre “Proche des bords de Lignon”. Le texte prend d’emblée l’allure d’une correspondance familière, genre proche de la conversation de salon : « le moyen de vous écrire ? » (v. 2) renvoie à une plainte stylisée, et « je ne sais quoi de fripon », à un badinage galant (v. 4-5). La voix y joue avec les codes romanesques tout en les dédramatisant : « je ne me meurs pas encore », v. 20, parodie le suicide de Céladon, tandis que la caricature des peines romanesques (« que de fâcheuses nuits… », v. 37-41) mime la plainte amoureuse pour la neutraliser. La poétesse tient l’aveu à distance par l’ironie légère et le retrait mesuré, typique de l’éthos salonnier : la désubjectivisation du moi (ce n’est pas « je » qui aime, c’est « mon cœur »), propre à faire écran entre le sujet et l’affect ; le détournement sur le lieu (« l’air de cette contrée », « ce fatal rivage », v. 41-49) de la responsabilité passionnelle ; ou encore l’anonymat du destinataire affectueusement chéri (v. 21-23), fidèle au principe du « laisser deviner » dont le but est de ne pas choquer, mais qui manifeste aussi la confiance dans l’intelligence du lecteur, capable de lire entre les lignes. La prudence de l’invitation finale à la retraite urbaine inversée (« m’arracher à tous ses charmes ») renverse burlesquement le motif de topique de la fuite dans la solitude champêtre, tandis que les clins d’œil à la norme galante (« Loin d’être fourbe et volage, / Comme veut le bel usage » laissent voir que le poème tient du jeu et en rien d’une confession sincère.  Le poème installe ainsi tous les signes du roman d’amour (Lignon, Astrée et décor pastoral), mais déjoue la gravité par la litote, la modalisation et le sourire enjoué ; l’aveu n’advient que par hypothèse et par délégation au « cœur », tandis que la voix adopte la politesse du retrait teinté de burlesque pour éviter d’être prise au sérieux par mégarde.

    Confiants dans les capacités d’écoute des interlocuteurs, les habitués des salons préféraient l’insinuation, l’allusion et l’implicite, le « je ne sais quoi » cher à Bouhours, plutôt qu’une franchise directe et déplaisante. Pour un lecteur formé par le XIXᵉ siècle, ces traits prennent aisément l’allure d’un déficit d’authenticité : une parole lyrique qui passe par la convenance et la mise en scène paraît moins véridique qu’un « cœur mis à nu » ; à la vérité elle peut même sembler factice et artificielle. De là a pu naître l’idée que le « lyrisme mondain » ne serait qu’un jeu d’esprit vain et futile qui, vu depuis la norme de l’épanchement sincère d’un moi sensible et tourmenté, semble relever du divertissement plutôt que d’une haute recherche éthique, esthétique ou morale.

    C’est ainsi une autre grammaire du « je » poétique que la poésie d’Antoinette Deshoulières nous invite à envisager. À la différence de la lyrique renaissante aussi bien que de la poésie post-romantique, foncièrement monologuées, le lyrisme salonnier n’existe qu’à travers le lien que rend possible la conversation, et par là fait signe vers une une esthétique de la modération et de l’agrément qui substitue à l’ivresse du transporte inspiré la politesse d’un bonheur partagé.


    Quelques lectures

    L’art du portrait (p. 88)

    « Sa taille n’est encor ni grande ni petite,
    Elle est libre, mignonne, et pleine d’agrément.
    Son nez n’est pas mal fait ; mais que ses yeux sont beaux !
    Ses yeux noirs et brillants où l’Amour prend ses armes… « 

    Ce portrait, l’un des genres les plus pratiqués dans les ruelles, met en scène une esthétique de la mesure qui désarme la brutalité de cour. Dès le début (« ni grande ni petite ») la formule en balancier installe l’entre-deux : c’est l’anti-hyperbole par excellence, signature d’un goût qui refuse le choc du contraste, et estime comme Aristote que la vertu est dans le juste milieu. La suite précise l’horizon d’évaluation : « libre, mignonne, et pleine d’agrément ». Agrément est le mot-clef mondain : on juge moins la puissance des traits que la grâce de la présence (aisance, liberté des mouvements), ce qui substitue à la logique du trophée viril une économie de civilité. Vient alors la litote (« Son nez n’est pas mal fait ») qui euphémise la louange et tient à distance la curiosité indiscrète du blason anatomique : la politesse gouverne la description, on n’appuie jamais, et par surcroît on évite ce que Laure Mulvey appelle le « male gaze ». Le regard féminin entreprend ensuite de se déplacer vers le haut et de spiritualiser l’attrait : « mais que ses yeux sont beaux ! Ses yeux noirs et brillants ». L’éloge quitte le détail corporel pour l’expression, c’est-à-dire l’âme et l’esprit, évitant la crudité où aime s’encanailler la rustrerie courtisane. La clausule « où l’Amour prend ses armes » relève de la galanterie. L’amorce guerrière (« armes ») n’est plus qu’une métaphore aimable, retournant l’imaginaire du duel en jeu d’esprit, la force en douceur et en urbanité.

    Du carpe diem au memento mori : les Fleurs

    Chez Deshoulières, la brièveté et la pudeur n’interdisent pas le grave : l’idylle Les Fleurs convertit un memento mori, dont la modalité funèbre s’éclaire de nuances horatiennes en clair-obscur :

    Que votre éclat est peu durable,
    Charmante fleurs, honneur de nos Jardins !
    Souvent un jour commence et finit vos destins,
    Et le sort le plus favorable
    Ne vous laisse briller que deux ou trois matins.
    Ah, consolez-vous-en, Jonquilles, Tubéreuses :
    Vous vivez peu de jours, mais vous vivez heureuses… (p. 170)

    La perspective de la mort inéluctable assombrit certes le motif ronsardien, manifestant jusque dans la légèreté épicurienne de Deshoulières l’influence du clair-obscur augustinien naguère cher à Philippe Sellier, Ce formalisme doublé de tact et de pudeur n’empêchait pas l’expression de paroles graves ou personnelles, mais dans cet univers galant, on ne s’exhibait jamais en génie souffrant : on modulait sa voix, on usait de masques, on ajustait l’ethos et l’adresse, et l’on n’oubliait jamais que ses propos, toujours en dialogue, s’inscrivaient dans une scène sociale. L’émotion littéraire n’était pas absente, mais elle était filtrée par l’euphémisme, l’enjouement et la pointe plutôt que par le cri déchirant donné comme sincère et sorti des entrailles. Le « cycle animalier » en est l’illustration la plus nette : le masque de la bête familière autorise une parrhèsia ludique sur l’imptétuosité du désir, les détours amoureux et la civilité sans hausser le ton.

    Une ballade n’arrive jamais seule : le dossier Montausier (1684–1688)

    L’épître est par excellence l’incarnation littéraire de la conversation, qu’elle a pour tâche de mettre en forme sans figer. L’ensemble de poèmes parus à l’occasion de L’Amadis de Lully (1684) en fournit une éloquente démonstration.

    Au début de 1684, la création d’Amadis, opéra inspiré d’un roman de chevalerie encore fort célèbre, relance dans le « monde » une dispute sur la nature de la vraie galanterie. Deshoulières y répond par une ballade « en vieux langage » dont le refrain deviendra proverbial, « On n’aime plus comme on aimait jadis », d’abord publiée dans le Mercure galant (janvier 1684), puis insérée au recueil de 1688 avec son contexte et ses suites poétiques. Cette ballade n’arrive pourtant jamais « seule » : elle est présentée, adressée, et cadrée par une « Épître à M. le duc de Montausier, en lui envoyant la ballade qui suit », que l’édition de 1688 enregistre explicitement. L’appareil du livre donne ainsi à voir ce qui, en amont, fut un geste de sociabilité : l’envoi, la scénographie de l’échange et l’invitation à la réplique.

    Dans cette épître d’envoi, la poétesse met en scène la conversation mondaine : elle désigne son interlocuteur (Montausier), en fixe le ton (un « chagrin » enjoué, non vindicatif) et légitime le propos par la mémoire de Rambouillet. Le début célèbre « Montausier dont le cœur ferme, grand et sincère, / Seul, dans un siècle corrompu, / Possède, connaît et révère / Le vrai mérite et l’antique vertu ») fait de l’allocutaire un arbitre éthique (le seul qui « tienne » encore l’antique vertu) et installe l’épître comme tour de parole inaugural (« Souffrez qu’en vos mains je dépose / les innocents chagrins de mon cœur irrité »). L’épître n’est pas commentaire : elle est un acte de sociabilité qui ouvre la discussion en confiant en mains sûres la pièce à débattre.

    La suite prouve que la lettre sollicite effectivement la réponse : autour d’Amadis s’engage une joute où La Fontaine réplique par une ballade à rimes identiques (« On aime encor comme on aimait jadis »), tandis que le duc de Saint-Aignan répond à son tour ; et Deshoulières intègre ces répliques dans son édition, soulignant délibérément le caractère dialogique de l’ensemble. La ballade « d’appel » est ainsi encadrée (par l’épître) et prolongée (par les contre-pièces), exactement comme dans une causerie de ruelle où l’hôtesse, maîtresse et initiatrice de la parole, distribue les tours, puis laisse la parole circuler : le livre archive cette polyphonie ordinaire de la mondanité.

    Sur le plan pragmatique, l’épître d’envoi fait ce que fait une maîtresse de maison : elle introduit le sujet (un présent « corrompu » où l’amour n’est plus qu’en « chansons « ), oriente la réception du côté de la douce fermeté en refusant la « raillerie aigre », et met en circulation la pièce jointe, « la ballade qui suit ». Elle est l’outil rhétorique par lequel la conversation se forme (comme l’attestent l’apostrophe, les vocatifs, et la seconde personne), et s’ouvre avec tact à l’assemblée implicite des lecteurs-auditeurs.

    Sur le plan institutionnel, l’édition scande les tours de parole et entérine le don/contre-don : la table de 1688 enchaîne « l’Épître à M. le duc de Montausier », la ballade « À Caution tous amants sont sujets », puis les réponses (« Réponse à M. le duc de Saint-Aignan », etc.) Le volume devient la mémoire d’un échange né en présence, relayé par le Mercure galant, et désormais canonisé par l’ordre du livre.

    Sur le plan poétique, le choix de l’épître suivie des ballades déplace la satire dans le registre de la civilité : elle permet la pointe morale et la mélancolie polémique sans passer par l’étiquette de « satire » (jugée indécente pour une femme, explique Schröder), exactement selon la grammaire de la conversation mondaine (litote, concession, euphémisme, pointe). L’épître assure cette décence : elle règle le face-à-face, protège l’énonciatrice derrière l’autorité de l’allocutaire, et reconduit la norme partagée de l’urbanité.

    Au total, le cas Montausier illustre à quel point, chez Deshoulières, l’épître est la forme-mère de la conversation mise en vers. C’est parce qu’elle est d’abord un acte de sociabilité que l’épître peut, ici, porter la critique des mœurs, sans bruit de tribunal, mais avec l’autorité concrète d’une parole « présentée » et partagée.

    Par delà la galanterie

    Si Deshoulières doit beaucoup à la mondanité galante de ses prédécesseurs, elle ne s’y réduit pas et s’en démarque à plusieurs égards, affirmant une voix originale.

    • D’abord, son contexte historique et personnel la poussent à dépasser la simple fantaisie galante. Écrivant dans les années 1670-1690 sous le règne de Louis XIV, elle évolue à une époque où le « classicisme » triomphant valorise les formes sérieuses (épopée, tragédie, épîtres…) au détriment des jeux poétiques précieux jugés désuets. Persévérer dans la veine galante constituait déjà en soi une singularité.
    • Deshoulières insuffle souvent à ses poèmes mondains une portée réflexive ou critique plus appuyée que ne le faisaient les puristes de l’âge galant d’autrefois. Lectrice des moralistes et amie de La Rochefoucauld, Deshoulières compose dans une culture où l’amour-propre, les fausses vertus et la vanité des réputations font l’objet d’un démontage systématique. Ce cadre théorique reconfigure le sujet lyrique, qui soupèse les motifs mêmes qui le constituent et s’ingénie à déjouer les séductions de sa propre grandeur. Les formes brèves, loin de viser seulement à l’agrément galant, fonctionnent alors comme des micro-dispositifs d’épreuve, pour ne pas dire d’essais, en retenant de ce mot certaines de ses connotations montaigniennes : elles testent le poids des affects, dégonflent les grandiloquences, récusent l’héroïsme spectaculaire (y compris moral), et substituent à la rhétorique de l’élévation une éthique de la justesse du plaisir mesuré, du présent habitable, et d’une clarté proche de celle que requiert la prose.
    • une mélancolie funèbre assombrit ses vers, hantés par les « tombeaux » (p. 368) et les « réflexions morales » (p. 339). Le ton même de Deshoulières se démarque par moments de la légèreté attendue. Si elle sait être aimable et tendre dans ses idylles, elle laisse aussi percer une nostalgie désabusée peu commune chez les galants optimistes du milieu du siècle. Plusieurs madrigaux de sa plume, sous couvert de gracieux adieux d’amour, délivrent en réalité une morale de la désillusion. Par exemple, à la fin du madrigal « Que la fin d’une tendre ardeur » (p. 224), la poétesse conclut « qu’un cœur vers la raison fait un triste retour ! », c’est-à-dire qu’après les folies d’amour, le retour à la raison n’apporte qu’amertume. Cette tonalité de regret, cette idée que la tendresse précieuse d’autrefois est toujours ternie trahit l’influence des moralistes (en particulier La Rochefoucauld à qui Deshoulières adresse une ode, p. 241), mais aussi l’esprit d’un temps plus sceptique. On est loin de l’insouciance triomphante des compliments de Voiture. De même, dans ses « Réflexions morales » en vers, Deshoulières adopte la forme de maximes poétiques à la manière de Pascal, méditant sur l’illusion de la gloire, les vanités humaines, et la douleur de la condition mortelle. Ces préoccupations graves et morales, en accord avec l’esprit des moralistes, excèdent le champ de la poésie galante traditionnelle. La tragédie Genséric fait d’ailleurs entendre une voix anti-héroïque : Eudoxe y professe que « le repos […] est le seul bien », en écho aux Réflexions morales sur l’envie immodérée de faire passer son nom à la postérité, et au contre-modèle « égalitaire » et anti-humaniste donné par les bêtes dans La Solitude (« Ils sont moins barbares que nous »).
    • Deshoulières adopte volontiers la voix du satirique pour s’indigner des travers du temps et se moquer des abus, ainsi dans la série des « épîtres chagrines », dont elle emprunte la forme à Scarron qui l’avait inventée3. Le sentiment de décadence qui se dégage de ces textes la rapproche du ton d’un La Bruyère, dont l’œuvre est exactement contemporaine, mais Deshoulières prend soin de ne pas heurter ses lecteurs par une parrhèsia trop franche, qui risquerait de blesser ses lecteurs et lectrices.
      Dans l’une de ces épîtres, par exemple, elle regrette la perte des vraies valeurs de la galanterie : elle y fustige la mollesse des jeunes fous de la « nouvelle Cour » (p. 180) et blâme la complaisance des dames actuelles qui, par leurs « indignes manières », encouragent ces galants à mal se comporter. On le voit, Deshoulières n’hésite pas à moraliser et à analyser les relations entre les sexes et les générations, manifestant ainsi un usage plus sérieux du verbe mondain que les frivolités de pur agrément chères à Voiture. Ce faisant, elle mobilise à la fois la tradition critique masculine en l’adoucissant, mais aussi la perspective féminine de la précieuse, défendant un idéal d’égards mutuels et d’égalité entre hommes et femmes. Ce regard plus grave sur la vraie galanterie (qu’elle voit se perdre) la distingue nettement de la célébration insouciante du jeu amoureux chez ses devanciers.
    • Par ailleurs, Deshoulières apporte à la poésie mondaine une dimension intellectuelle et philosophique inédite. Elle fut élevée dans l’entourage de libres penseurs épicuriens, et subit en particulier l’influence de son mentor, le gassendiste Jean Dehénault, traducteur de Lucrèce ; il lui adressa, sous le nom de Sapho, plusieurs pièces dont le badinage libertin excède les étroites limites dévolues habituellement aux précepteurs4  :

    Sapho vostre ainée, à vostre âge,
    Pouuoit se contenter des faveurs d’Apollon :
    Mais les carresses de Phaon
    La contentoient bien dauantage […]

    Que ne l’imitez-vous, ma belle ?
    Pour estre Muze vierge a-t’on le chant plus doux ?
    Sapho fit des Vers comme vous :
    Faites l’amour comme elle.

    • Sa poésie animalière est plus profonde que ne l’a cru Sainte-Beuve : sous le voile léger d’une correspondance burlesque entre animaux, la poétesse prolonge en réalité le débat sur la nature de l’âme des bêtes lancé par Descartes. Sous l’apparence anodine, Grisette la chatte et ses prétendants félins permettent à Deshoulières de questionner la frontière entre l’homme et l’animal. Deshoulières infuse du sens philosophique dans le cadre galant : ses chats galants et pensants réfutent, en badinant, la conception de « l’animal-machine », et exaltent la nature vivante et le désir. De plus, cette fable amoureuse zoophile sert de miroir satirique des mœurs humaines. En pastichant la langue galante à travers Grisette, la poétesse dénonce les artifices de la préciosité excessive, joue des conventions des ruelles, bouscule les bienséances et rétablit les contingences du corps. Si Tata ne peut être qu’un parfait galant c’est en effet parce qu’il a été castré :

    Vous dirai-je ma peine extrême ?
    Je suis réduit à l’amitié
    Depuis qu’un Jaloux sans pitié
    M’a surpris aimant ce qu’il aime. (p. 378)

    Là où un Voiture se serait contenté de flatter spirituellement les dames, Deshoulières se sert du jeu mondain comme vecteur critique, pratiquant une forme d’auto-dérision du galant décor pour mieux distinguer la véritable galanterie de ses dérives trompeuses, et doutant de facto de la capacité d’auto-régulation masculine du désir, sans quitter le ton de la bagatelle.

    • Enfin, Deshoulières se distingue de ses modèles masculins par sa position d’autrice femme qui l’amène à des choix singuliers. La création, en 1680, de Genséric représente un exploit pour une femme de lettres de son temps, et une incursion dans les genres nobles qui n’était pas dans les cordes d’un Voiture. De plus, elle dut composer avec les limites imposées à la parole féminine. Dans une ode philosophique adressée au vieux duc de La Rochefoucauld, la poétesse expose audacieusement sa vision épicurienne de la mort (conception qui l’amène à nier la peur de l’au-delà, et à accepter la douleur physique comme seul mal réel). Mais soudain, consciente de braver un interdit, elle interrompt son discours en avouant : « Il est un certain langage / Que je ne dois point parler » (p. 247). Ce vers, confessant qu’en tant que femme elle ne devrait pas « philosopher » ouvertement, montre bien la tension entre son ambition intellectuelle et la bienséance du siècle.

    Deshoulières ruse donc avec les conventions de la poétique du loisir mondain : elle diffuse ses idées sous couvert de poésie galante, en restant dans une certaine ambiguïté ludique qui la protège. Pierre Bayle l’avait bien compris, lui qui salua en elle « l’élévation et la profondeur de sa morale »5 tout en notant qu’elle ne s’exprimait jamais « dogmatiquement », préférant voiler ses audaces sous « des idées poétiques qui ne tirent point à conséquence ». Cette stratégie du subtil non-dit la rendait moins vulnérable, a fortiori parce qu’elle était une femme, tout en enrichissant considérablement le sous-texte de ses œuvres.

    Ainsi, certaines pièces de Deshoulières transcendent le simple compliment galant visant l’agrément et le plaisir, pour aborder des questions morales, sociales ou philosophiques, tout en restant dans le cadre poli du vers mondain. Allégeances libertines, dialogue serré avec les Maximes et inscription du côté des Modernes contre le sublime redéfinissent profondément le cadre mondain hérité de l’époque de Voiture et lestent le lyrisme de Deshoulières de nouveaux enjeux : nous aurons l’occasion d’en reparler, pièces à l’appui.

    *

    En définitive, Antoinette Deshoulières apparaît à la fois redevable et novatrice vis-à-vis de la mondanité précieuse et galante. Elle en prolonge l’esthétique et les formes, si bien qu’on la range volontiers et à raison parmi les continuatrices de Voiture et des précieux. Toutefois, la poétesse s’en émancipe par son regard critique et l’idéal éthique et philosophique qui sous-tend son écriture, et fixe à sa poésie l’horizon d’un art de vivre. Qu’il s’agisse de défendre une certaine idée de la galanterie authentique menacée par la vulgarité contemporaine, de méditer sur la nature et la morale, ou d’affirmer en sourdine des idées libertines et/ou proto-féministes, Deshoulières dépasse le pur jeu mondain : sa poésie aspire à un idéal de tempérance et de mesure qui n’est facile qu’en apparence. En comparaison de Voiture, son modèle avoué, l’œuvre de Deshoulières offre une palette plus grave et plus personnelle sous le vernis de l’élégance. Héritière des genres galants, elle en joue pour y inscrire sa propre voix, faite de finesse satirique, de sagesse souriante et de profonde humanité. C’est en cela qu’elle se distingue de la mondanité galante tout en lui restant redevable : une poétesse mondaine, oui, mais marquée au sceau du clair-obscur qui nimbe d’un éclat sombre ces décennies qu’on appelle « classiques ».

    1. T. Kaibara, « Moncrif, historien des chats. Masculinité et émotion dans la France des Lumières », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 55 (1), 2022, p. 69-90, https://doi-org.ezproxy.normandie-univ.fr/10.4000/clio.21280 . []
    2. Voir les sonnets sur cette page : https://fr.wikisource.org/wiki/Sonnets_d%E2%80%99Uranie_et_de_Job . []
    3. Voir sur ce genre la mise au point d’Anna Rolland, « Le compliment et ses excès. Sur quelques passages de L’Epître chagrine au Maréchal d’Albret de Paul Scarron (1659) », in Exercices de rhétorique, 20, 2023, https://journals.openedition.org/rhetorique/1499 . []
    4. Œuvres diverses, par le Sr D. H***, Paris, Jean Ribou, 1670, p. 210. []
    5. Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, cinquième édition, Amsterdam, Brunel, 1740, vol. 3, p. 560 and 757. []
  • Le (véritable) mystère des ruelles

    Au milieu des années 1680, Deshoulières, figure majeure des sociabilités tardives du Grand Siècle, se plaît pourtant à disqualifier les galants du jour, inconstants, cyniques, irrespectueux envers les dames. Dans une « épître chagrine » qui résonne comme une ballade des hommes du temps jadis (« Où sont ces cœurs galants ? Où sont ces âmes fière ? Les Nemours, les Montmorency / Les Bellegarde, les Bussy / Les Guise et les Bassompierre ? », p. 182), elle oppose aux jeunes « fats » un autrefois idéalisé, celui de l’Hôtel de Rambouillet, lorsque Montausier courtisait Julie d’Angennes : « On n’aime plus comme on aimait jadis » (p. 136). Seuls « quelques seigneurs restés d’une cour plus galante » (p. 131) peuvent encore témoigner pour quelque temps du déclin de la vraie galanterie.

    Quel est le sens de ce désenchantement ? Dans quel mesure est-il joué ? Dans quelle mesure, sérieux ?  Où situer Deshoulières, entre filiation revendiquée et distance critique ?

    Quand la poétesse cite les noms fameux des hôtes de la Chambre bleue, Montausier ou « l’illustre et divine Julie » (p. 135), ou quand elle pastiche Voiture pastichant Marot (p. 225), elle réactive un idéal qui paraît toujours bien vivant à son époque : celui des ruelles, de la conversation, des règles d’urbanité et des petits genres, tel qu’il s’est inventé dans les premières années du XVIIe siècle. Elle tente d’en éprouver la validité dans une autre époque, celle de la monarchie louis-quatorzienne, plus centralisée, plus courtisane. Sa nostalgie du bon vieux temps de la Chambre bleue n’est pas simple regret :

    • c’est une posture d’ethos, une façon de se choisir des aïeux afin de légitimer une pratique poétique fondée sur l’adresse, la brièveté, la pointe, l’agrément.
    • c’est la réaffirmation d’un idéal de sociabilité et de rapport entre les genres qui était au principe des premières ruelles, du temps où Madame de Rambouillet commençait à recevoir, et où d’Urfé faisait paraître les livres de L’Astrée.

    C’est à l’aune d’une double dynamique de filiation et de déplacement qu’il faut mesurer la dette de Deshoulières envers la première mondanité et la façon dont elle la recompose en cette fin de siècle qui est, déjà, celle d’un automne de la grande galanterie. D’où la nécessité, avant d’entrer dans ses textes, de revenir à la naissance de la civilisation mondaine, au tournant des règnes d’Henri IV et de Louis XIII, pour comprendre ce que « ruelle » veut dire, comment la conversation y est devenue loi, et en quoi ce milieu a façonné les formes que Deshoulières adopte et transforme. En étudiant l’univers des premières ruelles, il s’agira ici de comprendre non seulement quelles étaient les pratiques sociales et littéraires en vigueur dans ces surprenantes chambres des dames, mais surtout, quel en était l’idéal, ou plutôt l’utopie désormais presque en allée.

    L’abbé de Pure (1620-1680), écrivain et historiographe du roi,  a publié en 1658 une parodie de roman scudérien, La Précieuse, ou le mystère des ruelles. C’est un coin du véritable mystère des ruelles que nous allons tâcher de lever ici.

    Abraham Bosse, Réunion de dames, 1636.

    « Ruelles » et « Chambre bleue »

    Si Henri IV a pacifié le royaume et lui a rendu sa stabilité (l’Edit de Nantes est signé en 1598), sa cour est très loin de prolonger le raffinement d’apparat des derniers Valois. Autour d’un roi de guerre, affable mais volontiers entreprenant envers les dames (on l’appelait le Vert-Galant), domine une sociabilité franche, bruyante, très masculine et assez rustre. C’est dans ce contexte que des femmes de haut rang aménagent, à Paris, au cœur de leurs hôtels particuliers, des espaces domestiques, qu’on va appeler « ruelles » (c’est le nom qu’on donnait, dans une chambre, à l’espace qui séparait le lit de la muraille). Ces « ruelles » porteront, bien plus tard, le nom de « salons », mais ce dernier terme est anachronique pour l’époque qui nous intéresse. Dans les ruelles, les dames donnent le ton et placent la conversation au cœur de leur sociabilité. Accueillant volontiers des grands et des ministres, ces lieux sont néanmoins privés, et conçus comme de tiers-espaces protégés des brutalités du temps. Ils offrent à leurs hôtes un moment  d’otium, temps de loisir nécessaire pour éprouver les nuances du sentiment, former le goût, policer le langage et affiner les conduites. Ces tiers-lieux sont ouverts à qui accepte de se plier aux bonnes manières : l’objectif, explique Madame de Rambouillet, est de « débrutaliser » les hommes1 . On y apprend à parler avec délicatesse et exactitude, à juger sans pédanterie, à convertir la galanterie en civilité. Les hommes y sont invités à dompter et sublimer leur fougue s’ils souhaitent goûter les plaisirs raffinés et spirituels que leur offrent ces femmes brillantes et cultivées qui daignent les recevoir chez elles.

    La « ruelle » fonctionne à la fois :

    • comme un atelier d’écriture où l’on pratique les petits genres (madrigal, rondeau, sonnet, etc.) ;
    • comme un tribunal du goût, exerçant une influence considérable sur la fixation d’une langue précise et claire, et sur le monde littéraire, orientant la production, déterminant le succès ou l’échec des œuvres poétiques, romanesques ou théâtrales. Ce projet est piloté par des femmes qui s’y reconnaissent des prérogatives critiques : au milieu du siècle, leur rôle d’arbitres du goût est suffisamment admis pour que des auteurs revendiquent « le goût des dames » comme condition du succès : la réussite revient aux œuvres qui ont « rencontré le goût des dames et le vrai esprit des gens de la cour », estime par exemple Saint-Evremond2 .
    • et comme le laboratoire d’une société fondée sur l’économie des plaisirs, l’art de plaire, les agréments partagés, les échanges entre les genres. La ruelle dessine une utopie : celle d’une société heureuse, mixte, fondée sur le respect de l’autre, sous le signe de la poésie et des belles-lettres. Au-delà du simple divertissement, ces ruelles portent ainsi un véritable projet de sociabilité, et participent ainsi pleinement au procès de civilisation des mœurs identifié par Norbert Elias3 . L’otium literatum qu’elles aménagent, le « loisir lettré », vise à la « politesse des mœurs », explique Scudéry : il faut « savoir la morale pour savoir la politesse »4 . Dans les ruelles, c’est à cette fin qu’on apprendra à parler juste, à juger sans pédanterie, à convertir la galanterie en honnêteté et urbanité. Génetiot le rappelle : le loisir mondain, apanage surtout féminin dans l’hôtel aristocratique, recompose l’otium literatum en art de vivre partagé, opposé aux negotia et officia de la Cour et des charges publiques. C’est le souvenir de cette rêverie autant éthique qu’esthétique qui affleure partout dans l’écriture galante de Deshoulières et dans ses évocations du vieux temps.
    L’Hôtel de Rambouillet d’après une gravure de Gomboust (1652). Source : Wikimédia

    Parmi ces nouveaux lieux de sociabilité qui naissent au début du XVIIe siècle, « la Chambre bleue » est l’un des plus célèbres : c’est le nom qu’on donne à la ruelle de Catherine de Vivonne, dans l’hôtel de Rambouillet, rue Saint-Thomas-du-Louvre, près des lieux du pouvoir, mais à l’extérieur de l’espace curial. La marquise de Rambouillet y aménage un dispositif d’espaces intimes (alcôves, enfilade de pièces, portes et fenêtres hautes) qui rompt avec la suite de salles d’apparat et signale une autre manière d’être ensemble. Le bâtiment offre la possibilité de petits groupes choisis, partageant un loisir protégé, et pratiquant la conversation comme un art de vivre. Alain Génetiot souligne à la fois l’innovation architecturale (la chambre peinte d’autre couleur que le rouge) et l’intention sociale : déplacer, en face du Louvre, le centre de gravité des échanges vers une convivialité enjouée.

    Portrait de Vincent Voiture (1597-1648) Par Philippe de Champaigne — Musée d’Art Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand.

    Dans ce cadre, Vincent Voiture (1597-1648) devient très vite « l’âme du rond » : il anime le jeu collectif, invente des modes (rondeaux en « vieux langage », énigmes), tandis que Charles de Sainte-Maure, baron de Montausier (1610-1690) incarne l’autre pôle, plus grave, dont la Guirlande de Julie est l’emblème. En 1641, l’éternel soupirant de Julie d’Angennes (fille de Catherine de Vivonne) a offert à celle-ci une collection de poèmes composés par les familiers de l’hôtel de Rambouillet, et dont l’exclusion de Voiture fut elle-même un petit événement mondain. Cette dynamique a entretenu le lieu dans un perpétuel amusement jusqu’aux inflexions des années 1645-1648, marquées par le mariage de Julie et de Montausier (1645), puis par l’exclusion de Voiture (suite à un duel malheureux) rapidement suivie par sa mort, enfin par la Fronde qui divisa les habitués. La ruelle survécut néanmoins jusqu’au décès de la marquise.

    La conversation, « le plus doux charme de la vie »

    La Guirlande de Julie, recueil offert en 1641 à Julie par Montausier

    La société qui fréquentait la Chambre bleue se caractérisait par une mixité sexuelle et sociale. L’hôtesse prétendait qu’il suffisait de respecter les règles de l’honnêteté et de l’urbanité pour pouvoir être reçu chez elle, et de fait, à côté des aristocrates et des ministres qui hantaient la ruelle, on trouvait aussi de simples bourgeois — admis pourvu qu’ils eussent de la politesse et du talent, comme Vincent Voiture, fils d’un marchand de vin. La réalité était sans doute plus nuancée et la démocratisation moins généreuse, mais le parisianisme, le filtrage par les réseaux, la réputation et les parrainages n’empêchaient pas, de fait, un mélange entre bourgeois et noblesse qui n’était pas habituel et distinguait la ruelle de la Cour.

    XIR53726 Madeleine de Scudery (1607-1701) (oil on canvas) by French School, (17th century) oil on canvas Bibliotheque Municipale, Le Havre, France French, out of copyright

    Dans ces ruelles, on se livre au « loisir mondain« , hérité du vieil otium latin, où s’expérimentent un idéal de sociabilité et de nouveaux équilibres entre les sexes. « L’académie sabbathine » de Madeleine de Scudéry (1607-1701), lancée en 1652, en fournit la scène canonique : on s’y réunit le samedi, on lit et on juge les nouveautés, on compose billets, madrigaux, épîtres, et surtout on converse ; une partie de ces pratiques a laissé trace dans les Chroniques du samedi, recueil de lettres et de pièces produites dans l’entourage de « Sapho » en 1653-16545 . Dans ces sociétés choisies, la conversation n’est ni bavardage ni entretien utilitaire : c’est une fin en soi, un art de vivre réglé par la gratuité, l’égalité entre familiers et la recherche de l’agrément, à rebours des hiérarchies de la Cour et des pédanteries d’Académies. Forme d’échange structurante de ces compagnies, la conversation mondaine peut être définie comme un  polylogue en présence, sans finalité externe forte, régi par des règles de civilité, où l’on entretient le lien en échangeant des propos brefs, et où l’esprit fait office de monnaie. Ni leçon, ni débat, ni dispute, la conversation doit se garder de tout objet ostensiblement sérieux. Son registre, qui vise au naturel familier, s’apparente au style moyen, opposé à la grandiloquence comme à la trivialité. Les dames, et en particulier la maîtresse de maison, donnent le ton et veillent au maintien du principe d’enjouement. Comme cette conversation vise au plaisir et à l’agrément, et que l’une de ses finalités consiste à imposer des échanges respectueux entre les hommes et les femmes, l’amour, sous une forme épurée et envisagée selon un angle strictement psychologique, en constitue le thème privilégié. Alain Génetiot définit la poétique du loisir mondain par les caractères suivants:

    • Une poésie à plusieurs mains et voix, collective par aussi par destination, insérée dans un réseau d’interlocuteurs unis par une complicité, une connivence qui les rend aptes à saisir les fines allusions qu’ils auront plaisir à deviner. D’où, dans les recueils, une polyphonie assumée qui réinscrit le texte dans la chaîne conversationnelle dont il est issu, perceptible dans la série de ballades sur l’amour au temps jadis, ou celle des épîtres animalières.
    • Anti-pédantisme et « négligence » affectée. L’éthos galant valorise la facilité apparente, la délicatesse, la neglegentia diligens dont nous parlerons ci-dessous.
    • Dimension ludique et virtuosité enjouée. L’écriture est un jeu social : acrostiches, bouts-rimés, sont des exercices à contrainte rédigés dans un cadre et à des fins ludiques. Le badinage galant, tel que l’analyse Génetiot, conjugue virtuosité métrique et enjouement. On admire la tournure plus que la thèse, le clin d’œil plus que la conclusion. La poésie réussit lorsqu’elle parait sans effort, dans la joie de dire, de plaire, de surprendre.
    • Goût des formes brèves et de l’improvisé. La scène de salon favorise les formats courts : chanson, air, madrigal, énigme, épigramme, idylle ramassée, épître vive. Ce catalogue des formes lyriques mondaines, bien étudié par Génetiot, correspond à une économie de performance : les textes sont lus en public pour susciter un écho et circuler par oral ou en manuscrit. La mise en recueil rassemble ensuite ces pièces “jetées” mais finement composées, d’où, chez Deshoulières, une varietas structurée plutôt qu’une chronique continue comme principe structurant de son recueil (Nous reviendront sur la composition du recueil de 1688).
    • Pastorale et amour ludique. La conversation galante aime ses décors : paysages pastoraux, nymphes, bergers, animaux parlants, qui permettent de traiter l’amour et la morale sans gravité pesante. La pastorale fournit ses masques, Daphné, ou Amarillis, une idéologie douce fondée sur la nature et la civilité, et un cadre d’ironie légère. Génetiot montre que ce badinage transporte un « imaginaire pastoral » qui adoucit les tensions et rend dicible, en mode gracieux, ce qui serait trop polémique à nu.
    • Économie de l’éloge et du réseau. Les poèmes de circonstance (portraits, remerciements, bouquets, airs dédiés) stabilisent des alliances, construisent une réputation par échanges réglés. La galanterie est aussi une politique du lien, c’est un point sur lequel insiste Alain Viala, dans un siècle qui est celui de la « naissance de l’écrivain ». Ecrire, c’est chercher à se positionner, à s’assurer une reconnaissance, une inscription institutionnelle, et éventuellement un revenu : nul doute que Deshoulières joue très lucidement et à merveille ce jeu galant qui, sous couleur de bagatelle, n’est jamais dépourvu de stratégies ou d’ambitions.
    • Primat du “plaire” sur « l’instuire ». Des deux finalités assignées à la littérature par Horace, la mondanité affecte de privilégier la première. L’horizon d’attente est l’agrément avant l’instruction. Le monde salonnier offre ainsi un déplacement décisif du telos littéraire qui explique l’allure “aimable” de l’œuvre de Deshoulières, et sa préférence pour l’opuscule brillant plutôt que pour le traité.

    Dans un recueil de Conversations publié en 1680, Madeleine de Scudéry synthétise les règles de cette prise de parole qui est bien autre chose qu’une communication à fin phatique ou heuristique, mais qui vaut comme une forme d’art vivant à part entière6 .

    – Pour moi, dit Amithone, j’avoue que je voudrais bien qu’il y eût des règles pour la conversation, comme il y en a pour beaucoup d’autres choses. – La règle principale, reprit Valérie, est de ne dire jamais rien qui choque le jugement. – Mais encore, ajouta Nicanor, voudrais-je bien savoir plus précisément comment vous concevez que doit être la conversation. – Je conçois, reprit-elle, qu’à en parler en général, elle doit être plus souvent de choses ordinaires et galantes, que de grandes choses. Mais je conçois pourtant, qu’il n’est rien qui n’y puisse entrer ; qu’elle doit être libre et diversifiée, selon les temps, les lieux et les personnes avec qui l’on est ; et que le secret est de parler toujours noblement des choses basses, assez simplement des choses élevées, et fort galamment des choses galantes, sans empressement, et sans affectation. Ainsi quoique la conversation doive toujours être également naturelle et raisonnable, je ne laisse pas de dire qu’il y a des occasions où les sciences mêmes peuvent y entrer de bonne grâce ; et où les folies agréables peuvent aussi y trouver leur place, pourvu qu’elles soient adroites, modestes et galantes. De sorte qu’à parler raisonnablement, on peut assurer, sans mensonge, qu’il n’est rien qu’on ne puisse dire en conversation : pourvu qu’on ait de l’esprit et du jugement ; et qu’on considère bien où l’on est, à qui l’on parle, et qui l’on est soi-même. Cependant quoique le jugement soit absolument nécessaire pour ne dire jamais rien de mal à propos, il faut pourtant que la conversation paraisse si libre qu’il semble qu’on ne rejette aucune de ses pensées ; et qu’on dit tout ce qui vient à la fantaisie, sans avoir nul dessein affecté de parler plutôt d’une chose que d’une autre. Car il n’y a rien de plus ridicule, que ces gens, qui ont certains sujets où ils disent des merveilles, et qui hors de là ne disent que des sottises. Ainsi je veux qu’on ne sache jamais ce que l’on doit dire, et qu’on sache pourtant toujours bien ce que l’on dit. Car si on agit de cette sorte, les femmes ne feront point les savantes mal à propos ; ni les ignorantes avec excès ; et chacun ne dira que ce qu’il devra dire pour rendre la conversation agréable. Mais ce qu’il y a de plus nécessaire pour la rendre douce et divertissante : c’est qu’il faut qu’il y ait un certain esprit de politesse qui en bannisse absolument toutes les railleries aigres, aussi bien que toutes celles qui peuvent tant soit peu offenser la pudeur.

    On peut dégager de ce texte les principaux principes de l’esthétique de la conversation :

    • L’affirmation première d’une liberté (« il n’y a rien qui n’y puisse entrer », « elle doit être libre »), mais régulée et cadrée (« il y a des règles pour la conversation ») ;
    • Le privilège accordé aux questions de galanterie (« le plus souvent de choses… galantes ») ;
    • L’exigence d’agrément : on ne parlera que pour causer du plaisir à toute la compagnie ;
    • L’exigence de douceur, qu’il ne faut pas confondre avec la mièvrerie fade d’aristocrates désœuvrés et sans nerfs : dans l’esthétique mondaine, la douceur n’est pas un adoucissant, elle est la loi d’urbanité qui tempère les passions, et constitue à ce titre le principe d’une civilisation qui rejette toutes les formes de violence : la rustrerie crue des courtisans-soldats, l’âpreté des Anciens, la sécheresse professorale des universitaires, les ratiocinations des philosophes, ou encore le ton doctrinaires des moralistes et des prédicateurs. La douceur participe d’un idéal de civilité qui refuse la confrontation et le conflit. Chez Deshoulières plus encore que chez Scudéry, la douceur est une valeur moderne et nationale : la France se pense comme la patrie de la politesse, de la clarté et de la mesure, et de la douceur des mœurs, qui fait système avec la conversation : elle est à la fois une esthétique (style moyen), une éthique (civilité), et une politique (pacification des rapports entre les genres). Stylistiquement, la douceur est une valeur qui va se traduire par le recours aux litotes, aux euphémismes, aux concessions, mais aussi à la pointe finale souriante.
    • L’exigence d’esprit, nécessaire à l’enjouement et au divertissement, et également propre à faire passer les sujets sortant de « l’ordinaire », du côté du savoir (les « sciences ») ou au contraire d’un excès de badinage confinant à la « folie », acceptable si elle est « agréable ».
    • Le refus de choquer (« ne dire jamais rien qui choque le jugement »). Le respect des autres, et le souci du plaisir partagé exigent discrétion et tact. La conversation ne saurait être le lieu où l’on incommode la compagnie en déchargeant ses humeurs ou en racontant ses peines intimes. La superficialité apparente (« parler en général, des choses ordinaires ») doit s’interpréter avant tout comme une marque de considération, de même que le bannissement de tout ce qui peut « tant soit peu offenser la pudeur ». On a critiqué les Précieuses pour leur pudibonderie et leur haine prétendue du corps, alors que ces précautions partaient en réalité d’un refus d’incommoder des interlocuteurs « sensibles » en leur imposant des sujets qui les mettraient mal à l’aise.
    • L’exigence de politesse : « ne rien dire mal à propos », pour les mêmes raisons ;
    • La place des dames à qui il faut plaire, sans les enfermer dans un rôle de « savantes » ou à l’inverse « d’ignorantes » ;
    • Le refus du pédantisme et de la spécialisation, marques de « ridicule » et susceptibles d’exclure les femmes ou de les faire paraître savantes, et sortir ainsi des bienséances. On ne parlera ainsi ni de questions scientifiques, ni de religion, ni de politique, ni de morale, sauf éventuellement à les détourner avec esprit et à leur donner l’air d’un badinage (« les sciences mêmes peuvent y entrer de bonne grâce… pourvu qu’elles soient adroites, modestes et galantes »). La conversation n’est ni docte ni triviale : elle civilise, y compris le savoir et la fantaisie.
    • Le ton « naturel » et « sans affectation » : il convient d’éviter d’attirer sur soi l’attention et de se singulariser. On n’ôte pas le moi dans les ruelles, mais on le couvre, comme disait Pascal à l’un des maîtres de la mondanité, Damien Mitton7 .
    • L’exigence d’un « style moyen » fuyant les excès et émoussant les extrêmes : « parler noblement des choses basses, assez simplement des choses élevées, fort galamment des choses galantes » : ce triptyque est le cœur du passage, en ce qu’il détermine les critères du style moyen (noblesse sans emphase, simplicité sans trivialité). La mediocritas n’est pas affadissement : elle permet au contraire l’expression forte et assumée de la galanterie, sur laquelle nous reviendrons.
    • Le souci de la convenance (« temps », « lieux », « personnes ») : le discours doit être accommodé aux circonstances et au destinataire, là encore au nom du principe de l’aptum, l’adaptation du discours : l’à-propos gouverne le choix du sujet, la durée, le ton.
    • L’apparence de facilité : l’aisance et la naturel sont le résultat d’un contrôle qui doit passer inaperçu (« il faut pourtant que la conversation paraisse si libre qu’il semble… Chacun ne dira que ce qu’il devra »). La spontanéité, sans être une pure apparence trompeuse, doit rester maîtrisée. Cette règle de la rhétorique cicéronienne de la négligence étudiée est devenue à la Renaissance, sous la plume de Castiglione, un des grands idéaux de l’existence curiale, sous le nom de sprezzatura, qu’on traduit parfois par « nonchalance » ou « désinvolture », mais qu’on pourrait aussi appeler, d’un terme plus contemporain, décontraction. L’auteur du Livre du Courtisan écrit en effet qu’il convient8 :

    de fuir le plus que l’on peut, comme une très âpre périlleuse roche, l’affectation : et pour dire, peut-être, une parole neuve, d’user en toutes choses d’une certaine nonchalance (« sprezzatura« ), qui cache l’artifice, et qui montre ce qu’on fait comme s’il était venu sans peine et quasi sans y penser […]. Le vrai art est celui qui ne semble être art.

    • Le refus de la « raillerie aigre », au nom d’un principe d’amitié : il procède du respect et prévient le risque d’humiliation. La rivalité d’esprit, de règle dans les ruelles, est modérée par la litote et l’enjouement, qui excluent la satire corrosive ou obscène. Deshoulières lui préfère l’épître chagrine, moins acerbe que la satire.

    La conversion n’est pas un débat ou une polémique (qui viserait une victoire), ni une leçon (régie par une relation asymétrique de domination), ni une dispute (laissant libre cours à une décharge passionnelle)9 :

    Un plaideur qui parle de son procès à ses juges, un marchand qui négocie avec un autre, un général d’armée qui donne des ordres, un roi qui parle politique dans son conseil, tout cela n’est pas ce qu’on doit appeler Conversation… qui est le plus doux charme de la vie.

    Une économie du don préside à la circulation des poèmes, explique aussi Alain Génetiot : au sein du milieu mondain, les vers deviennent des jetons d’échange, comme le montre la célèbre Journée des madrigaux (20 décembre 1653), née d’un cachet de cristal offert à Sapho par Valentin Conrart, accompagné d’un envoi à laquelle la maîtresse dut répondre, entraînant poème sur poème, le don appelant le contre-don, et les textes eux-mêmes devenant monnaie symbolique sous le regard du « monde ». Cette logique du don, qui rappelle le potlatch étudié par Marcel Mauss, détermine aussi le fonctionnement de la poésie encomiastique : le don du poème attend et espère un contre-don royal (poste ou reconnaissance financière) qui validera l’éloge et en sanctionnera la valeur poétique.

    Cette sociabilité, qui se prétend ouverte à qui en accepte les règles, est en réalité fortement sélective. Elle repose sur la complicité et la connivence : la confiance prêtée aux compétences de l’interlocuteur se traduit par la pratique de l’allusion et des sous-entendus. Le texte mondain ne dit jamais tout, il « laisse deviner », excluant ainsi pédants, fâcheux, et mauvais parleurs. La conversation fonctionne donc aussi comme un discriminant social et esthétique.

    C’est dans ce laboratoire, où plaire est un art et où l’honnêteté se double d’une esthétique des mœurs, que se fixent les usages que Deshoulières héritera et reconfigurera dans ses pièces d’adresse, ses madrigaux, ses idylles, en ajustant la civilité galante aux contraintes d’un autre temps. Deshoulières est à bien des égards l’autrice qui porta à son point de perfection l’art de la poésie-conversation, tout en le reconfigurant à l’aune du règne de Louis XIV et des nouveaux équilibres entre Ville, Cour et imprimé.

    Une « poésie galante et enjouée »

    Loin d’être réservée à l’oralité, la conversation modèle toute la production littéraire des salons. Ecrire comme on converse est un impératif, qui implique un ton familier, un style moyen, une adresse, une délicatesse pour ne pas heurter son destinataire, mais aussi de l’à-propos pour réagir et répondre sur-le-champ comme il convient à l’oral. Ainsi conçue, la conversation fonctionne, explique Génetiot, comme un « hyper-genre » qui imprègne voire phagocyte tous ceux qui sont pratiqués dans les ruelles. La « poésie galante et enjouée », dont Scudéry donne la formule dans La Clélie10 emprunte ses traits à la conversation :

    Elle sera noble, naturelle, aisée, agréable, elle raillera sans malice, elle louera sans grande exageration, elle blasmera quelquefois sans aigreur, elle sera ingénieusement badine et divertissante. Elle aura tantôt de la tendresse et tantôt de l’enjouement, elle souffrira même de petits traits de morale délicatement touchés, elle sera quelquefois pleine d’invention agréable et d’ingenieuses feintes, on y melera l’esprit et l’amour tout ensemble, elle aura un certain air du monde qui la distinguera des autres poésies, elle sera enfin la fleur de l’esprit de ceux qui y seront excellens.

    Une poésie « noble, naturelle, aisée », qui « raillera sans malice », « louera sans exagération », mêlera « esprit et amour » et souffrira de « petits traits de morale délicatement touchés ». Autrement dit, une poésie de conversation. L’esprit de la conversation trouvera à s’exercer à travers des jeux de parole et d’écriture : questions d’amour, portrait, bouts-rimés, rondeaux « en vieux langage », tout un répertoire de petits genres à contraintes ludiques destinés à faire briller l’à-propos et l’esprit.

    Enfin, beaucoup de pièces naissent in situ, sur l’étincelle d’un échange : stances improvisées de Voiture à Rueil en 1644, couplets de Sarasin « à la promenade », etc. La circulation orale précède la fixation écrite ; la lettre et l’épître prolongent l’instant pour les absents. C’est ce modèle (production circonstancielle, adresse familière, brièveté à pointe) qui façonnera durablement les « petits genres » du « lyrisme mondain ».

    Conclusion

    L’image convenue d’un esprit salonnier, construit sur le badinage  frivole, l’afféterie des manières et la pruderie empesée, doit beaucoup à une tradition polémique et misogyne qui, dès les années 1650, construit la « préciosité » comme cible satirique (l’abbé de Pure dans La Prétieuse ou le mystère des ruelles, 1658; puis Somaize, avec son Dictionnaire des Précieuses, 1660) et que prolongent les ridicules moliéresques. Depuis une trentaine d’années, la recherche invite à défaire ce lieu commun en distinguant la caricature et la pratique sociale réelle : il y a des galanteries, pour reprendre la formule d’Alain Viala, et l’enjeu est de séparer la « fausse » de la « vraie », c’est-à-dire d’une part l’ostentation creuse ou la menace masculine dissimulée sous les dehors de l’agrément inoffensif, et d’autre part le code vécu qui règle la civilité et la conversation mixtes ; cette distinction, au cœur des débats contemporains (de Sorel à Molière), répond à une économie des valeurs où la galanterie se définit comme idéal de conduite autant que comme style littéraire. Viala montre d’une part que le lexique de « galant/galanterie » s’est stabilisé au XVIIᵉ siècle autour d’acceptions positives (« distinction », « agrément des manières ») tout en conservant des sens contradictoires ; et d’autre part que la galanterie, si elle fut indéniablement « pro-féminine » (promotion de la mixité, reconnaissance des compétences intellectuelles et du droit au respect), ne saurait être dite « féministe » au plein sens moderne faute de revendications politiques explicites dans le corpus mondain.

    Nul doute que ces distinctions expliquent la distance prise par Deshoulières avec la galanterie contemporaine, à laquelle elle préfère celle de l’époque de la Chambre bleue. Cette question fera l’objet du prochain billet.

    1. Agnès Steuckardt, « Inventeurs et passeurs de mots Le rôle des sujets de langue d’après Gilles Ménage », Littératures classiques, 88(3), p. 161-172., https://doi.org/10.3917/licla1.088.0161 []
    2. Dissertation sur le Grand Alexandre (1666-1668), dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, 1999, p. 185. []
    3. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, tr. fr. 1974. []
    4. Madeleine de Scudéry, « De la Politesse », cité par Alain Viala, La France galante, op. cit., p. 142. []
    5. Chroniques du samedi, éd. Miriam Dufour-Maître, Alain Niderst, Delphine Denis, Paris, Champion, 2002. []
    6.  Conversations sur divers sujets, Paris, Barbin, 1680, t. 1, « De la Conversation », p. 38, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1092534/f75.item []
    7. « Le moi est haïssable. Vous, Mitton, le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable », Pascal, Pensées, fr. Sellier 494. []
    8. Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan, présenté et traduit par A. Pons d’après la version de G. Chapuis (1580), Paris, Flammarion, 1991, p. 54. []
    9. « De la Conversation », op. cit., p. 3 []
    10. Madeleine de Scudéry, Clélie, Paris. Augustin Courbé. 1654-1660, t. VIII, 1658, p. 868-869, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k87073594/f310.item []
  • Antoinette oubliée : raisons d’un effacement

    Le portrait donné par Boileau contribue, dès la mort de la poétesse, à fixer une image négative de Deshoulières que développeront les lecteurs des siècles suivants, en particulier à l’époque où la tradition scolaire canonisera Boileau en « régent du Parnasse ». La marginalisation de la poétesse au XIXe et surtout au XXe siècle, est l’effet combiné de relectures anachroniques, de brouillages éditoriaux et d’une histoire littéraire institutionnelle qui l’a reléguée au second plan. Autant de filtres que nous proposons de déconstruire ici, comme préalable nécessaire à une étude débarrassée de plusieurs biais épistémologiques propres à empêcher la bonne compréhension de l’œuvre et de ses enjeux.

    « Une précieuse » et « une folle »

    Chacun a reconnu Deshoulières dans la « Précieuse » dépeinte par Boileau dans la Satire X, parue au moment de la mort de la poétesse. L’auteur la dépeint dans un portrait peu avenant, parmi les types de femmes qu’il faut se garder d’épouser, juste après la femme savante, autre figure de femme intellectuelle.

    Mais qui vient sur ses pas ? c’est une précieuse,
    Reste de ces esprits jadis si renommés
    Que d’un coup de son art Molière a diffamés.
    De tous leurs sentimens cette noble héritière
    Maintient encore ici leur secte façonnière.
    C’est chez, elle toujours que les fades auteurs
    S’en vont se consoler du mépris des lecteurs.
    Elle y reçoit leur plainte ; et sa docte demeure
    Aux Perrins, aux Coras, est ouverte à toute heure.
    Là, du faux bel esprit se tiennent les bureaux :
    Là, tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux.
    Au mauvais goût public la belle y fait la guerre :
    Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre ;
    Rit des vains amateurs du grec et du latin ;
    Dans la balance met Aristote et Cotin ;
    Puis, d’une main encor plus fine et plus habile,
    Pèse sans passion Chapelain et Virgile :
    Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés,
    Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés ;
    Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ait dit la satire,
    Autre défaut, sinon qu’on ne le sauroit lire ;
    Et, pour faire goûter son livre à l’univers,
    Croit qu’il faudroit en prose y mettre tous les vers.
    À quoi bon m’étaler cette bizarre école
    Du mauvais sens, dis-tu, prêché par une folle !

    Il n’est pas indifférent que Boileau ait décidé de maintenir cette description à charge dans une satire publiée après le décès de son adversaire de longue date : c’est dire la menace que cette figure de proue du parti Moderne représentait à ses yeux. Deshoulières incarnait tout ce que Despréaux détestait : une poésie galante jugée sans souffle et sans élévation morale, la dépravation d’un goût non seulement féminin mais efféminé, le règne des femmes sur la littérature, une hiérarchie des valeurs corrompue par l’absence de véritable science littéraire qui permette d’évaluer sainement et de distinguer les grands auteurs des mineurs. La référence aux Précieuses ridicules et aux Femmes savantes (Cotin n’est autre que le modèle du Trissotin moliéresque), fonctionne, à cette date, comme argument d’autorité qui n’a plus besoin d’être étayé davantage. On perçoit dans cet extrait que Boileau ne pardonne pas à Deshoulières son soutien à ses adversaires et à ceux de son ami Racine, Pradon ou Coras. Boileau s’en prend à un relativisme de salon fondé sur la mode (« tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux »), mais aussi à une présomption  appuyée sur le caprice et l’ignorance, et qui amène à comparer Chapelain (auteur d’une épopée qui n’eut pas le succès prévu, La Pucelle) et Virgile. L’injure finale (Deshoulières est « une folle ») constitue l’argument-massue et habituel pour discréditer les autrices :  le simple fait d’écrire ne peut relever que d’une démence en raison de l’inconvenance de cette pratique pour une femme. En réalité, Deshoulières était malade de corps, mais nul n’a jamais mis en cause sa santé mentale : le diagnostic posé par le satiriste n’est donc pas médical, mais rhétorique. « Folie » désigne moins une pathologie qu’une transgression : parler haut, publier, juger les auteurs, occuper des lieux de visibilité (salon, théâtre, académie, presse). L’étiquette de « folle », synthèse foudroyante de la diatribe, reformule en un mot l’autorité féminine pour la réduire à un excès affectif ou à un caprice.  Boileau pathologise une instance concurrente de jugement (la salonnière) en la décrivant comme tribunal déréglé, et en lui interdisant à ce titre d’exercer sa liberté critique, « peser » Aristote ou Cotin. La folie est ainsi identifiée au goût qu’on ne partage pas, et qui atteste à lui seul l’absence de raison (le « mauvais sens »). Le terme de « folle » résonne comme un verdict d’incompétence genré.

    Ce texte apparaît comme un dispositif rhétorique qui fixe Deshoulières en emblème de la « secte façonnière » pour mieux polariser la querelle du goût autour d’un mot-épouvantail : « précieuse ». La cible n’est pas tant Deshoulières que la souveraineté critique des ruelles dans la culture moderne que Boileau combat. Une telle invective ad feminam, qui dépasse les bornes de la satire morale à visée universelle, s’explique par la virulence de la querelle entre Anciens et Modernes, alors à son acmé. En réalité, à cette date, Deshoulières, poète moraliste et élégiaque était respectée, mais le portrait-charge de Boileau sera pris au sérieux un siècle plus tard.

    La salonnière : une mal-aimée

    Le XIXe siècle et surtout le XXe siècle vont figer ces traits boiléviens. Plus que Lafayette ou Sévigné, le nom de Deshoulières reste arrimé à la sociabilité de cour et de salon. Or, cette culture mondaine a longtemps été victime d’une réputation désastreuse. Dès le XVIIe siècle Molière et quelques autres, comme l’abbé de Pure, imposèrent l’idée que des « Précieuses » ne pouvaient être que « ridicules ». Plus tard, on la définira volontiers comme une autrice de « salon ». Or, le terme même de « salon » risque d’induire des préjugés défavorables à la poétesse. Le terme en lui-même est anachronique : importé par l’architecture du XVIIIᵉ et consacré par l’historiographie du XIXᵉ, « salon » charrie des clichés (frivolité, apolitisme, « sphère féminine » loin de toute approche sérieuse de la littérature) qui brouillent notre lecture plus qu’elle ne nous aide à percevoir les enjeux de l’œuvre. Au XVIIᵉ siècle, les sociabilités littéraires sont bien sûr d’une importance essentielle, mais on parlait plutôt d’hôtels, de ruelles, d’assemblées, de visites, de compagnies, autant de configurations mouvantes, sans statut unique ni modèle stable. Ces sociétés étaient davantage organisées par un mode d’échange, la conversation, bien plus que par le lieu physique où ces groupes se réunissaient, les pratiques étant d’ailleurs variables selon les demeures et la personnalité des maîtresses de maison.

    Frivolité

    A partir de la Révolution française en particulier, la culture salonnière de l’Ancien Régime est apparue comme le symbole de l’élite aristocratique décadente, déconnectée du peuple, oisive, hypocrite, frivole et superficielle, empêtrée dans les intrigues et paralysée par des codes de comportements pesants. La Révolution et la République ont trouvé dans le monde des salons une cible facile : ces cercles sophistiqués, gouvernés par des femmes réputées artificielles et manipulatrices, exerçant une influence occulte sur la vie politique, étaient montrés comme des lieux de complot et de corruption antithétiques des idéaux virils de vertu et d’égalité revendiqués par le nouveau régime, sur fond de misogynie sévère. Comme l’écrit Alain Viala1 :

    Sans-culottes et bonnet phrygien contre robes à paniers et rubans dorés, « citoyen » contre « ci-devant « , raideur antique contre falbalas : la Révolution a été aussi une lutte de styles. Néfaste au style galant. 

    La cérémonie d’ouverture des derniers Jeux Olympiques suggère à quel point ce type de représentation reste aujourd’hui vivace dans le grand récit national, malgré les travaux de Viala ou Lilti. En montrant des Marie-Antoinette « décapitées » dansant sur le titre « Heads Will Roll » de Yeah Yeah Yeahs, le spectacle a contribué à prolonger la condamnation morale qui affecte l’aristocratie d’Ancien Régime, dont les salons constituent l’espace emblématique et pour ainsi dire le lieu de mémoire privilégié. Or, Deshoulières, telle qu’elle est représentée sur la couverture de l’édition Classiques Garnier, offre de frappantes similitudes avec Marie-Antoinette jouant les Astrées à Trianon : une bergère mièvre et souriante traînant avec elle des brebis trop blanches. L’image qui colle aujourd’hui à Deshoulières est celle de cette gardienne de moutons éthérée : idylles et églogues y déroulent leur décor de ruisseaux, de zéphyrs et de rossignols, adressés « à l’oreille » et « au cœur », invitant à un retrait hors du monde public et de ses enjeux (fi de la gloire et de l’immortalité!), au profit d’une poétique des passions privées et d’un plaisir tempéré. Un tel corpus confine au soupçon de futilité et de fuite dans un ailleurs bucolique factice et de fantaisie. Des titres emblématiques alimentent ce prisme, comme « Les Moutons » et « Les Oiseaux », souvent lus comme symboles d’un répertoire pastoral tenu pour léger ; à quoi s’ajoutent des pièces où l’autrice se met « seule au bord des ruisseaux » à chanter sur sa lyre, motif pastoral rebattu aux yeux de lecteurs modernes (p. 105).

    Vers pour chiens et chats

    La poésie animalière, elle, passe aisément pour une variante de ces divertissements : entrée au Mercure galant avec la Lettre de Gas, épagneul (1672), « Apothéose de Gas », série des épîtres de la chatte Grisette à Tata et Cochon, toute une « comédie épistolaire » féline et canine publiée ou relayée par le périodique mondain constitue une ménagerie littéraire facile à parodier. Pour un lecteur prévenu, l’animal masque surtout un jeu plaisant, roman en vers de petits intérêts et de jalousies redoublant sur le mode animal l’existence de désœuvrement de leurs maîtres dans les salons ; bref, cette poésie animalière paraît constituer un aimable théâtre d’alcôve à bonne distance des ambitions intellectuelles, morales ou sociales habituellement assignées à la littérature sérieuse et digne d’être étudiée.  Sainte-Beuve, par exemple, qui apprécie bien des aspects du talent de Deshoulières, ne lui pardonne pas « tant de fadaises de société sur sa chatte et sur son chien »2 .

    Enfin, l’ancrage éditorial (le Mercure galant) et le format (madrigaux, lettres en vers, rondeaux, bouts-rimés) confortent l’idée d’une pratique littéraire conçue comme jeu de salon plutôt que comme lieu d’élévation morale ou philosophique.

    Jan Le Ducq, Epagneuls et lévriers, vers 1660-1670, Paris, Petit Palais

    Le panégyrique des grands : poésie et courtisanerie

    À ce portrait mondain s’ajoute l’étiquette douteuse de poète de cour : Deshoulières multiplie les pièces de circonstance en l’honneur du Roi ou des Grands, au fil des événements du règne. On en trouve l’illustration dès « L’Imitation de la première ode d’Horace » (pièce liminaire d’allure publique, située « au milieu de la guerre »), dans l’Épître au duc de Bourgogne sur le siège de Mons, ou encore dans des poèmes sur la santé du Roi (1687) et sur des événements diplomatiques (« Arrivée du doge de Gênes », 1685). S’y ajoutent des pièces alliant jeu de mode et hommage au souverain (par exemple les sonnets en bouts-rimés mentionnant Louis le Grand), qui répondent à toute une circulation périodique enregistrant les victoires, les paix, les naissances des grands ou leurs guérisons. Tous ces indices qui, pris ensemble, ancrent l’autrice du côté d’une allégeance monarchique cérémonielle. Nos critères modernes risquent de condamner sans le comprendre ce registre encomiastique qui paraît confiner à la plus basse flargornerie, mue par l’espoir avoué et mesquin, voire répugnant, d’attirer des récompenses en numéraire. La démesure des hyperboles, les tournures de soumission, le nationalisme agressif, ou l’intolérance religieuse peuvent mettre mal à l’aise de nos jours, selon le degré de sensibilité des lectrices et lecteurs3 . De telles pièces mettent en évidence les mécanismes de la faveur et la façon dont l’écriture de cour est codifiée par les contraintes de l’éloge monarchique et de la sujétion politique. Nous aurons dans quelques billets ultérieurs à réévaluer ce corpus, mais constatons qu’il est au premier abord rebutant pour un lecteur d’aujourd’hui.

    Reine des petits genres

    Le dernier point qui joue en défaveur d’Antoinette Deshoulières est la hiérarchie des genres. La poétesse s’est en effet illustrée presque exclusivement dans ce qu’on appelle les « petits genres » : madrigaaux, airs, et rondeaux se trouvent spontanément rangés du côté du léger et de l’occasionnel. Lorsqu’elle choisit des genres nobles, comme l’ode, ceux-ci sont filtrés par la culture mondaine et débarrassés de tout héroïsme sublime. Délaissant l’hymne ou l’épopée, Deshoulières s’essaya une fois à la tragédie, Genséric, sans rencontrer le succès escompté. Dès lors, un corpus composé majoritairement de pièces brèves, marquées au coin de la connivence au sein d’une élite choisie, voire codées à l’usage d’un petit cercle de privilégiés, s’expose nécessairement à la méfiance : le corpus paraît trop court pour paraître profond, trop civil pour paraître sincère, trop mesuré pour paraître « grand », encore moins « sublime ». Philippe Busoni, auteur en 1841 d’une anthologie consacrée aux Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises, estime que Déshoulières est née trop tôt ou trad tard, et que, face à la concurrence d’un Racine, d’un Boileau et d’un La Fontaine, elle n’a eu d’autre choix que de se jeter par dépit dans les petits genres4 :

    J’imagine que, venue cinquante ans plus tôt ou plus tard, madame Deshoulières eût fait grande figure : plus tôt, elle eût aidé à la réforme de Malherbe, en eût suscité une autre peut-être ; plus tard, elle marchait, dans son genre, fort à l’aise et tout à côté, sinon au-dessus, de J.-B. Rousseau, côtoyait Voltaire dans l’épître et le madrigal, et régnait dans l’élégie. Sous Louis XIV, elle fut écrasée et renversée du premier rang auquel elle aspirait. Ne pouvant soutenir la lutte contre Racine en poésie élégiaque (Bérénice l’eût trop effacée), ni contre Boileau dans l’épître, ni contre La Fontaine dans l’apologue, elle se rejeta sur les genres secondaires et discrédités.

    Philosophe et inconvenante

    La proximité de Deshoulières avec le libertinage, voire avec la pensée de Spinoza, comme le suggère Bayle qui mentionne son nom dans l’article de son Dictionnaire consacré au philosophe hollandais, a pu paraître de mauvais aloi, et d’autant plus inconvenant de la part d’une femme. Pour Busoni, les attaches épicuriennes de Deshoulières constituaient « le mauvais coin du portrait » :

    Par opposition à la gravité, au sérieux gallican et à la dignité du grand siècle, elle prit le ton frondeur et sceptique, et se posa en métaphysicienne et en esprit-fort. Hesnault et Fontenelle furent ses dévoués, ses conseillers discrets peut-être encore plus que ses oracles, comme on l’a dit. Ceci est le mauvais coin du portrait.5

    Il est piquant qu’on ait pu reprocher à la fois à Deshoulières sa prédilection pour les petits genres vus comme des bagatelles, et des prétentions philosophiques qui ne convenaient pas à son genre. Nous verrons que ces deux aspects, qui jouent en sa défaveur, sont fortement articulés l’un avec l’autre6

    Deshoulières au XXe  siècle : « les débris de l’hôtel de Rambouillet »

    Sainte-Beuve ou Busoni, sans accorder jamais à Deshoulières la première place, se gardaient au moins de l’oublier. Le XXe siècle fut bien plus sévère. Brunetière ne consacre ainsi que quelques lignes dédaigneuses à Deshoulières, dont les correspondants ne sont à ses yeux que « les débris de l’hôtel de Rambouillet »7 . Après Brunetière, qui reprochait à notre poétesse d’être amie de Pradon, Antoine Adam réduisait sa poésie à des « mièvreries fades » et s’en prenait à la « mollesse de sa langue » ; il comprenait difficilement l’admiration que lui vouaient ses contemporains, attachés peut-être à la « leçon grave et triste » qui se dégageait de certains de ses vers.  Selon lui, « il n’est pas question de lui attribuer un génie poétique qu’à coup sûr elle n’eut pas », ni d’aller chercher dans ses vers quelque forte pensée philosophique héritée de l’épicurisme : ceux qui l’ont cru se sont trompés, affirme-t-il, avant de soutenir que Deshoulières est en réalité « quiétiste » au sens le plus affaibli, amie du repos et d’une tranquillité liée sans doute à la « mollesse » de ses vers.8

    *

    Au vu des réticences « spontanées » éprouvées face à l’ensemble des pièces qu’il nous est donné d’étudier, spécialement au XXe siècle, on conçoit qu’il conviendra de changer nos perspectives si nous voulons apprendre à apprécier une telle œuvre. Comprendre et juger Antoinette Deshoulières supposera de se défaire d’un certain nombre d’idées reçues sur la mondanité, le lyrisme, ou la louange royale. Cette réévaluation passe par une démarche de recontextualisation indispensable pour mesurer les enjeux esthétiques, éthiques, philosophiques et politiques qui se nouent dans ces poèmes d’ambition en apparence modestes. Comment la pratique de « petits genres » au sein d’un cercle restreint d’amis choisis put-elle conduire Antoinette Deshoulières à connaître une consécration littéraire qui dura jusqu’au seuil XIXe siècle ? Tel est le mystère qui nous occupera cette année, et qui exigera un décentrement de nos habitudes de lecture.

    1. Alain Viala, La Galanterie, une mythologie française, Le Seuil, « La couleur des idées », 2019, p. 51. []
    2. Sainte-Beuve, Portraits de femmes, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Garnier frères, 1886, p. 364. []
    3. je concède à titre personnel éprouver quelque difficulté face à la célébration de l’Edit de Fontainebleau révoquant les dispositions de l’Edit de Nantes. []
    4. Philippe Busoni, Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises, Paulin, 1841, p. XI. []
    5. Busoni, op. cit., p. xii. []
    6. Voir John Conley, “Suppressing Women Philosophers: The Case of the Early Modern Canon”, Early Modern Women 1, . 2006, p. 99-114. []
    7. Ferdinand Brunetière, Études critiques sur l’histoire de la littérature française : deuxième série, Paris, Hachette, 1913,  « La société précieuse du XVIIe siècle », p. 15. []
    8. Antoine Adam, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1956, p. 678-679. []